Des personnages théâtraux au theatro mundi

            La thématique du théâtre est très présente chez Simon et Lobo Antunes, moins chez Conrad[1] : elle est d’une importance capitale au sens où elle signifie l’artificialité de la réalité, l’impossibilité de se reposer sur des certitudes quant à la perception des choses. Chez Simon, la mère est de manière récurrente associée au genre théâtral. Ainsi les descriptions de sa tenue dans le chapitre I, dont le choix a « quelque chose d’ostentatoire, de théâtral » (p.13) : l’habit de veuvage apparaît comme un costume de théâtre, pour signifier au monde son nouveau statut de veuve, ce qui s’explique par la vision du monde de la mère comme un théâtre lui-même. Pour preuve, sa passion pour la corrida, mais aussi sa posture, notamment lors du départ du père pour la guerre : « elle au premier rang, au milieu, comme dans une loge de théâtre, comme lorsqu’elle assistait à Barcelone à ces spectacles sanglants et cruels dont elle était friande » (p.261). On retrouve ici la mention de la corrida, associée au théâtre par la négation de la réalité qu’elle constitue, visible par l’antithèse entre les qualificatifs péjoratifs « sanglants et cruels » et l’attribut « friande » pour parler de la mère. Mais cette manie d’introduire le théâtre dans la réalité touche tout le monde, par exemple lorsque le narrateur parle de la difficulté de trouver des témoignages fiables sur la mort du père, et ce car

le récit fait à la veuve et aux sœurs (ou celui qu’elles en firent par la suite), quoique sans doute de bonne foi, enjolivant peut-être quelque peu la chose ou plutôt la théâtralisant selon un poncif imprimé dans leur imagination par les illustrations des manuels d’histoire ou les tableaux représentant la mort d’hommes de guerre plus ou moins légendaires […] (p.319)

La théâtralisation des événements devient donc le moyen de pallier au caractère pathétique et contingent de la réalité, en lui donnant la nécessité des œuvres artistiques. Lobo Antunes souligne aussi cette pratique qui préfère le décor à la réalité : « il se peut que le décor s’insinue peu à peu dans notre existence, […] nous coule dans les veines les tapissant d’une joie métallisée à l’épreuve de l’humidité des larmes. » (p.215) Le décor permet de camoufler la souffrance, de conférer une profondeur, une consistance à l’existence, et de l’inscrire dans un cadre cohérent, ce qui est, d’une certaine façon, le contraire de la poétique de Lobo Antunes, lequel lui rend toute sa variété et son pathétisme.
Simon n’échappe pas à ce procédé, mais le renverse : c’est justement en théâtralisant le monde qu’il lui rend son inconsistance. De fait, le théâtre ressurgit dans la vision du brigadier lorsque, au début du chapitre VII, il observe 

les uns après les autres (comme dans un théâtre où les machinistes auraient allumé, modulé des rampes successives de projecteurs, comme si tout le ciel s’embrasait peu à peu) les nuages éparpillés à présent frappés d’en dessous par les ultimes rayons se coloraient en blond, puis en bronze, puis de cuivre […] (p.199)

Les aspects de la nature entrent ici dans une analogie avec le théâtre, le ciel devient une sorte de décor de théâtre géant, dont la beauté est comparable au produit de l’ingénierie humaine, avec pour artiste la lumière solaire. On retrouve ce thème chez Lobo Antunes, mais vidée de la poésie présente dans la vision de Simon, au moment où le narrateur du Cul de Judas, décrivant son passage dans les camps d’officiers, s’adresse à son interlocutrice :

tout cela n’est qu’une illusion d’optique, un ingénieux jeu de miroirs, une simple machinerie de théâtre, sans autre réalité que le carton-pâte et la cellophane du décor qui lui donnent une forme et c’est la force de nos illusions qui lui confère une apparence de mouvement. (p.35)

L’inconsistance de la réalité, esquissée chez Simon (remarquons la métaphore de la machinerie chez les deux auteurs), trouve toute sa puissance ici : de même que le théâtre, celle-ci n’est qu’un simulacre, et, plus encore, dégradée par la comparaison avec les matières triviales de « cellophane » et de « carton-pâte », qu’on retrouve chez Simon et Conrad dans le même ordre d’idée. Dans L’Acacia, il s’agit du village, à la fin du chapitre II, où l’on annonce l’arrivée des Allemands, qui est décrit comme un « village de carton » (p.47), ce qui montre la difficulté pour le narrateur de se reposer sur la certitude du souvenir. De même, un ambitieux qui s’adresse à Marlow est présenté comme un « Méphistophélès de carton-pâte (papier-mâché dans le texte original) » (p.119), désignant à la fois le manque de prestance de ce jeune homme mais aussi l’artificialité de son discours, dissimulant mal son intéressement. Tout devient alors apparence et non plus essence, ce qu’illustre la description des Noirs faite par Marlow à son arrivée sur les côtes africaines : « ils avaient des visages taillés comme des masques grotesques » (p.67), les masques renvoyant à la pratique antique du théâtre, ici à l’impossibilité pour Marlow de vraiment connaître les indigènes, le sentiment d’irrémédiable étrangeté entre lui et eux. Pareillement, le narrateur du Cul de Judas parle des « grands gestes théâtraux » du soba en pleine couture, mais ce sont aussi les Lisboètes qui sont contaminés par la théâtralisation, particulièrement « ces visages que je reconnais mal sous le dessin des rides, qu‘un maquilleur de théâtre ironique a inventé. » (p.203) : le vieillissement est assimilé, comme l’était la couleur des nuages chez Simon, aux artifices théâtraux : ce qui était une révélation poétique dans L’Acacia devient ici la révélation de la misère humaine.
            La thématique théâtrale montre comment les hommes ont une vision faussée du monde ; mais le monde lui-même est une illusion, d’où la récurrence de la thématique du theatro mundi chez les trois auteurs. Cependant, sous la plume de l’écrivain, le théâtre est également le symbole de l’opacité entre la réalité et la perception, ainsi qu’un moyen de réfléchir à la condition humaine, caractérisée par cette impuissance de la perception.


[1] La pagination indiquée renvoie aux éditions indiquées par le programme officiel. 

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