La difficulté du témoignage


      Les rapports entre les personnages et l’écriture sont ainsi problématiques, non seulement d’un point de vue personnel, mais également par la difficile transposition de l’expérience vécue vers le langage. Marlow, alors qu’il tente d’expliquer ce que représentait Kurtz pour lui, avant de le rencontrer, c’est-à-dire une sorte d’image, de voix fantasmées, commente son récit pour en signaler les carences :

Le voyez-vous ? Voyez-vous l’histoire ? Voyez-vous quelque chose ? Je me fais l’effet d’essayer de vous raconter un rêve – vaine entreprise, car aucun récit de rêve ne peut communiquer la sensation du rêve, cette mixture d’absurdité, de surprise et d’ahurissement (pp.123-125)

Apparaît ici la difficulté du langage à représenter l’objet décrit, dans un premier temps car la réalité même de l’objet est évanescente, et dans un second, car l’expérience vécue est incompatible avec la fonction communicative du langage : la multiplication des questions, le rythme ternaire qui développe un riche vocabulaire viennent compromettre la portée référentielle du langage, décrite comme une « vaine entreprise ». Pareillement, dans une mise en abyme de son propre récit, Simon met en scène la friction entre les mots et l’expérience vécue, au moment où est conté l’évasion du camp de prisonniers :

(« la chèvre ! », raconta-t-il plus tard (plus tard seulement : quand il fut à peu près redevenu un homme normal – c’est-à-dire un homme capable d’accorder (ou d’imaginer) quelque pouvoir à la parole, quelque intérêt pour les autres et lui-même à un récit, à essayer avec des mots de faire exister l’indicible […] (pp.339-40)

Simon montre bien ici comment la mise en forme de l’expérience par les mots repose sur l’acceptation des capacités mimétiques du langage, propre à « l’homme normal », qui se distingue de l’homme traumatisé qui vit l’événement, et se retrouve saturé par la réalité qui ne se laisse pas mettre en forme. De fait, Simon reste circonspect sur la véracité du « récit », en ce qu’il formate l’événement pour le rendre partageable, et l’antithèse « mots » / « indicible », non résolue, ne permet pas au lecteur d’avoir une confiance totale en ce qui est raconté. Pour mieux illustrer encore cette méfiance de Simon vis-à-vis de la mise en récit, il suffit de lire le début du chapitre X, racontant la fuite à cheval, et le commentaire que le narrateur, dans une prolepse, fait de la narration de cet épisode :

[…] plus tard, quand il essaya de raconter les choses, il se rendit compte qu’il avait fabriqué au lieu de l’informe, de l’invertébré, une relation d’événements telle qu’un esprit normal (c’est-à-dire celui de quelqu’un qui a dormi dans un lit, s’est levé, lavé, habillé, nourri) pouvait la constituer après coup, à froid, conformément à un usage établi de sons et de signes convenus, c’est-à-dire suscitant des images à peu près nettes, ordonnées, distinctes les unes des autres, tandis qu’à la vérité cela n’avait ni formes définies, ni noms, ni adjectifs, ni sujets, ni compléments, ni ponctuation (en tout cas pas de points), ni exacte temporalité, ni sens, ni consistance sinon celle, visqueuse, trouble, molle, indécise, de ce qui lui parvenait à travers cette cloche de verre plus ou moins transparente sous laquelle il se trouvait enfermé […] (p.280)

Le passage articule la nature de l’expérience humaine, son impénétrabilité, son hermétisme, et la nature du langage, normé et convenu, pour faire apparaître la dissociation presque ontologique entre les deux ; c’est pourquoi le témoignage, car il se veut le rendu écrit de ce qui s’est passé, une transmission par le langage des « choses », est difficile, voire impossible. On retrouve presque à l’identique le même constat chez Lobo Antunes dont le narrateur, face aux innombrables blessures, plus horribles les unes que les autres, perd tous ses repères :

Jamais les mots ne m’ont semblé aussi superflus qu’en ces temps de cendre, dépourvus du sens que j’avais l’habitude de leur donner, privés de poids, de timbre, de signification, de couleur à mesure que je travaillais sur le moignon pelé d’un membre ou que j’introduisais, à nouveau, dans un ventre les intestins qui en débordaient (p.56)

Face à l’horreur, rendue par cette image extrêmement pathétique, le langage devient insuffisant car réduit à la réalité humaine, tandis que le vécu du narrateur appartient à l’inhumain, dans un sentiment similaire à la littérature post-seconde guerre mondiale. Lobo Antunes dira même, dans un entretien, qu’il a dû édulcorer l’horreur de la guerre pour rendre son témoignage plus plausible[1].
Les trois auteurs se confrontent à la non-coïncidence entre leur expérience et la tentative de reconstituer cette dernière dans un récit : les conventions du langage sont soit falsificatrices, soit insuffisantes. Dans chacun des cas, les récits sont également ceux des démêlés entre le langage et la réalité. (à relier avec « La précarité de la perception »). Le fait de ne pas pouvoir dire ce qu’on a vécu, ressenti, débouche sur la constatation de la solitude ontologique de la conscience.
La référence littéraire : Les réflexions de Sartre sur l’aventure dans La Nausée : « Pour que l’événement le plus banal devienne une aventure, il faut et il suffit qu’on se mette à le raconter. »


[1] « les détails de la guerre sont vrais. Mais ce ne sont pas les plus horribles. Cette guerre était incroyable de cruauté, et j’ai toujours eu l’impression que si je racontais les faits les plus violents, on ne me croirait pas, on les prendrait pour de la fiction. Alors j’ai choisi parmi les faits les plus vraisemblables » Quint A.M., « Entretien avec le romancier portugais António Lobo Antunes », in Les langues néolatines, n 1984, 248, 78ème année, fasc. 1., p. 93-100.

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