La solitude
Puisque le livre se termine par l’ouverture à l’écriture, L’Acacia ne met pas vraiment en scène
l’enfermement en soi et la séparation hermétique entre les consciences, ce qui
n’est pas le cas de Conrad ou Lobo Antunes ; on peut cependant déceler
chez Simon quelques aspects de la solitude, notamment pour le brigadier, « isolé
du monde extérieur » (p.288) alors qu’il est entouré des autres cavaliers,
ou encore la mention de « cette cloche de verre plus ou moins transparente
sous laquelle il se trouvait enfermé » (p.280) qui, au moins de manière
temporaire, marque la séparation du brigadier d’avec les autres, malgré leur
proximité. En outre, lorsque le brigadier rejoint le colonel et les deux autres
cavaliers, après sa fuite éprouvante à travers la forêt, celle-ci semble
n’avoir existé que pour lui :
[…] comme si la cours ensuite vers l’abri des haies, le
passage entre les blindés, sa marche dans la forêt, n’avaient en quelque sorte
constitué qu’une manière de parenthèse, déjà refermée, déjà plus tout à fait
réelle, sinon imaginaire, tout à fait négligeable en tout cas aux yeux du
colonel si l’on en jugeait par le regard qu’il avait posé sur lui […] (pp.278-279)
Cet enfermement de chacun dans sa propre souffrance est
également relaté dans Le cul de Judas ;
le narrateur, parlant des soldats portugais, évoque ainsi « nos rêves
incommunicables » (p.60) ou encore le fait que « chacun parlait tout
seul car personne ne réussissait à parler à personne » (p.70) : face
à l’horreur, la communion est impossible[1], le mal-être reste
personnel car il n’existe pas de mots pour l’avouer, et peut-être également la
peur, en le disant, de se l’avouer. De même que les soldats rencontrent des
barrières infranchissables entre eux, de même le narrateur, une fois revenu
d’Angola, est séparé des autres, plus particulièrement des femmes, lesquelles
il aimerait déshabiller, non pas par voyeurisme, mais pour qu’elles lui
renvoient son humanité, « au lieu de la condition martienne qui est la
leur » (p.214), c’est-à-dire leur étrangeté au sens fort. Mais cette solitude
vis-à-vis des autres n’est pas le résultat de la guerre ; elle a
accompagné le narrateur durant toute sa vie, comme il l’explique dans le
chapitre S, sorte de confession fictive à Sofia :
Parce que j’ai toujours été isolé, Sofia, à l’école, au
lycée, à l’université, à l’hôpital, dans le mariage, isolé […] avec l’anxiété
d’écrire et la panique torturante de ne pas en être capable, de ne pas réussir
à traduire en mots ce que j’avais envie d’hurler aux oreilles des autres et qui
était Je suis ici, Remarquez que je suis ici […] J’ai toujours été seul ici […]
parce que la camaraderie de la guerre est une camaraderie faite de fausse
générosité, faite d’un inévitable destin que l’on subit ensemble sans le
partager effectivement. (p.172)
Le narrateur met en relation son histoire personnelle,
marquée par une solitude constitutive, avec ses aspirations littéraires et
l’expérience traumatique de la guerre, de sorte que l’écriture apparaît comme
une tentative de dépasser cette solitude, sans réussir vraiment. La conscience
et même la mémoire sont strictement individuelles, et la littérature le seul
moyen de partager sa conscience, de ne plus être seul, même si le passage reste
dubitatif et amer quant à cette faculté. Marlow opère la même conclusion
lorsqu’il s’aperçoit que son récit est inefficace à transmettre sa véritable
aventure : « c’est impossible de faire partager la sensation du vécu
de n’importe quelle période donnée de son existence […]. C’est impossible. On
vit comme on rêve. Seul. » (p.125). Le constat est sans appel, la solitude
de l’homme incontournable et indépassable, même par le biais du récit.
Toutefois, le récit permet du moins à celui qui le fait de se comprendre
soi-même, à défaut de se faire comprendre des autres ; Marlow fait ainsi
l’apologie des effets du travail : « Je n’aime pas le travail –
personne ne l’aime – mais j’aime ce qu’il y a dans le travail – l’occasion de
se découvrir. Votre propre réalité – pour vous-même, pas pour les autres. – ce
qu’aucun autre ne pourra jamais savoir de vous » (p.131). Se met de de
cette manière en place l’existence d’une réalité propre à chacun, et qui n’est
compréhensible que par soi-même[2].
Des carences
du langage, et donc de l’impossible expression de soi, découle la solitude
ontologique de l’être puisque celui-ci est incapable de se dire d’une manière
appréhendable pour les autres.
Références
critiques :
« Le
monde est ma représentation », Schopenhauer
« Connais-toi
toi-même » Socrate
[1] Le narrateur parle d’ailleurs
ensuite d’« Anti-dernière Cène ».
[2] Voir toutefois la partie
« L’absurde », où l’élucidation de l’expérience est rejetée en partie
par les trois auteurs.
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