L'aliénation de la parole
La tentative, chez les
trois auteurs, de transmettre l’expérience vécue, que ce soit par l’écriture,
par l’allusion artistique, par la mise en place de correspondance avec le
cinéma ou la musique, reste mitigée. De même que l’allusion artistique en
quelque sorte dépersonnalise la parole puisqu’elle fait un détour par la
culture commune pour exprimer les choses, de même, la parole, parfois de
manière involontaire, ou par impuissance, est formatée par le lieu commun,
lequel remplace l’expression individuelle. Chez Lobo Antunes, il existe deux
régimes d’aliénation de la parole : celui issu des références communes, et
l’autre de la propagande étatique. Le premier s’illustre par exemple au moment
où le narrateur, face aux pires blessures de ses patients, s’indigne :
« C’est un peu dans chacun de ces
hommes un Mozart assassiné, me disais-je, furieux » (p.56). Les
italiques montrent l’effet citation, la parole du narrateur est contaminée par
le célèbre proverbe de Saint-Exupéry, par l’expression toute faite, et
l’obligation, défectueuse, de faire un détour par la parole des autres pour
exprimer sa propre colère. Chez Simon, on observe un phénomène similaire, dans
l’aliénation de la vision artistique du brigadier par les concepts des autres. Le narrateur du Cul de Judas met également en relief les
éléments de langage du régime salazariste pour montrer la falsification qu’ils
opèrent de la réalité, et donc pour mieux s’en détacher. Ainsi, juste après
s’être indigné des effets de la guerre sur les soldats, notamment leur
animalisation, il déclare : « le-monde-que-le-portugais-a-créé ce
sont ces noirs concaves de faim » (p.139). Les tirets encore une fois
mettent en avant le caractère tout fait de cette expression, mais aussi, et
différant en cela des italiques, le caractère mécanisé, instrumentalisé de
cette parole, ici celle issue du lusotropicanisme, à savoir l’idéologie
élaborée par Gilberto Freyre pour justifier l’entreprise coloniale portugaise.
Le discours colonial est également objet de critique chez Conrad, notamment
lorsque Marlow, au terme d’un échange avec un ambitieux, homme de main du
directeur de camp, où ce dernier fait l’éloge de Kurtz, comme « un
émissaire de la piété, de la science, du progrès », puis :
Il nous faut, se mit-il à déclamer soudain, pour diriger la
mission que l’Europe nous a, pour ainsi dire, confiée, une haute intelligence,
une large compassion, des yeux toujours fixés sur le but à atteindre. – Qui a
dit cela ? demandai-je. – Des tas de gens, répliqua-t-il (p.115)
Cette déclaration, avec un effet comique dû à son caractère
impromptu, montre bien comment le langage colonisateur, la propagande se sont
infiltrés à l’intérieur des individus et en ont fait des sortes d’automates
capable de ressortir systématiquement les éléments de langage qu’on leur a
appris. L’aspect commun est marqué ici par l’usage, dans le discours de ce
jeune homme, de la première personne du pluriel qui efface son individualité au
profit de la multitude, et, surtout, la source de cette parole, qui n’est que
la répétition du lieu commun.
Chez
les trois auteurs, il est fait part du lieu commun, non pas pour se
l’approprier, mais pour montrer comment il donne sa forme au discours
personnel, et, par ce biais, l’aliène. Se déploie de cette manière la portée
critique des œuvres au programme.
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