La précarité de la perception


Les trois auteurs du programme sont marqués par la phénoménologie, c’est-à-dire la limitation de l’homme à l’intérieur de ses sens, et l’impossibilité de passer des sens au sens. Si, pour Conrad, parler d’inspiration est anachronique, on peut cependant dire qu’il annonce la phénoménologie, en montrant à plusieurs reprises la faillibilité des sens, notamment lors de son entrevue avec le directeur du camp, dont le visage laisse Marlow perplexe : « il n’y avait qu’une ombre d’expression indéfinissable flottant sur les lèvres, quelque chose de furtif – un sourire – qui n’était pas un sourire – je le revois, mais ne peux l’expliquer » (p.99). Dans le texte original, l’indécision de Marlow est plus marquée encore : « – a smile – not a smile – » ; l’absence de subordonnée entre les deux tirets place les deux groupes nominaux sur le même plan, ce qui rappelle les parenthèses de Simon qui viennent proposer des alternatives équivalentes aux premières imprécisions. Chez Conrad, on observe ici, bien traduite, l’impossibilité de s’en remettre au souvenir. Ce manquement dans la perception est également illustré par la même marque typographique du tiret lorsque Marlow, à moitié endormi sur son bateau, entend des bribes de conversation entre le directeur et son neveu : « « Font la pluie et le beau temps – un seul homme – le Conseil – par le bout du nez » – lambeaux de phrases absurdes qui dissipèrent ma somnolence » (p.143). Il s’agit d’un moment sur le fil entre sommeil et réalité, rêve et réel : Marlow qualifie ces paroles d’absurdes du fait de sa somnolence, et donc de l’usage réduit de sa perception. Or, cet état d’endormissement, de rêve, est ce qui caractérise tout le récit de Marlow (voir pp.123-125) : cela revient à dire que tout le récit de Marlow se déroule sous le sceau de l’indécision et de la perplexité. En outre, cette façon de retranscrire ce qui est entendu sans en rendre la cohérence permet de faire le lien avec Simon : le brigadier, lors de la fuite avec trois autres cavaliers, parmi lesquels un colonel, « se borna […] à enregistrer cela » (p.284), parlant du fait que ce colonel chevauche un cheval malpropre, et qu’il interprètera plus tard comme un effet de la folie de celui-ci. Cependant, l’écriture de Simon permet de rendre compte de la dissociation, au moment de l’expérience effective, entre la perception et la raison, ce qui débouche sur la précarité de la perception elle-même, incapable de produire du sens de manière autonome.
Celle-ci se fait alors instable, imprécise, au point que la langue littéraire elle-même se voit incapable de la retranscrire avec netteté, et déclare son impuissance. De fait, lorsque le narrateur du Cul de Judas s’apprête à quitter Chiume, il tente une description du lieu, mais

[…] j’essaye désespérément de fixer, en cette matinée de janvier lavée par la pluie de la nuit, immergée dans une clarté excessive qui dissout les contours et noie dans la lumière sans pitié les sentiments délicats ou trop fragiles, j’essaye désespérément, disais-je, de fixer le décor où j’ai habité pendant tant de mois (p.135)

On perçoit bien ici comment la force de la réalité dépasse les capacités de la perception sensible et, plus encore, celles des sentiments, et aboutit sur le désespoir de l’écrivain, incapable de fixer par l’écriture à la fois ce qu’il a vu et ce qu’il a ressenti. La confusion des contours, marqueur de la confusion de la perception, est également présente chez Simon, avec la même conclusion, celle d’une perception trop faible et limitée pour décrire la réalité. Ainsi, dans l’ouverture de l’œuvre, la description de la mère connote implicitement les difficultés de l’écrivain à peindre celle-ci :

C’était une femme encore jeune, au-dessous de la quarantaine, à la silhouette épaisse dans ses vêtements dont le choix […] avait en dépit de sa modestie – ou peut-être en raison même de son austérité que démentait la qualité du tissu, de la coupe, des accessoires – quelque chose d’ostentatoire, de théâtral, comme ces tenues conçues à l’usage de ces religieuses relevant de quelque ordre mondain et laïque […] (p.13)

L’imprécision de la perception est soulignée par la multiplication des modalisateurs et des indéfinis : « encore jeune », « quarantaine », « peut-être », « quelque chose », « quelque ordre », ainsi que la comparaison, ce qui a pour effet l’effacement des contours ; la description est aussi précise que le souvenir, c’est-à-dire floue, et le lecteur condamné à l’ignorance du narrateur. Dans le cas de L’Acacia, l’exemple le plus flagrant de l’hermétisme entre la réalité et la perception de la réalité réside sûrement dans le long développement, lors de la fuite à cheval du brigadier aux chapitres IV et X notamment, de l’isotopie de la pellicule, métaphore de la sueur. Dans le premier, « son visage [est] séparé du monde extérieur, de l’air, par une pellicule brillante » (p.95) ; dans le second, c’est encore une « pellicule visqueuse et tiède » (p.277) qui lui recouvre le visage. La pellicule est la métaphore de la sueur, elle-même métaphore de la frontière indépassable entre le sujet sensible et le monde[1]. Chez Conrad, Marlow fait part à plusieurs reprises du même constat lors de son voyage vers le Congo : « tout cela paraissait me maintenir à distance de la vérité des choses », ou encore « j’avais pendant un moment l’impression d’appartenir encore à un monde de réalités sans équivoque ; mais elle ne durait pas longtemps » (p.67).
L’inconsistance de la perception de la réalité débouche sur l’incohérence du monde lui-même ; chez les trois auteurs, cela s’accompagne de la prise en compte de l’absurdité des choses.


[1] Voir aussi l’isotopie du verre au chapitre X, lequel, par exemple, laisse voir « le monde extérieur comme visqueux, gluant, de plus en plus douteux » (p.292).

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