Le retour comme désillusion
Pour supporter l’enfer, que ce soit la guerre en
Angola pour le narrateur du Cul de Judas,
la descente du fleuve pour Marlow, ou le camp de prisonnier pour le brigadier,
se crée une sublimation dans le souvenir des lieux familiers, notamment la
ville. Cependant, de retour dans ces lieux, c’est la désillusion qui domine les
personnages : après avoir vécu le pire, après avoir découvert ce qu’il y a
de plus essentiel chez soi, l’artificialité de la société occidentale, ou
encore sa laideur, deviennent évidentes pour le regard. Cela s’exprime dans Au cœur des ténèbres lors du retour de
Marlow à Bruxelles : « Je me trouvai de retour dans la cité
sépulcrale, exaspéré par la vue des gens qui se hâtaient par les rues […] pour
rêver à leurs songes insignifiants et stupides » (p.307). Après l’horreur,
la vie artificielle du commun, dirigée par l’ambition seulement, apparaît comme
exécrablement vide aux yeux de Marlow, car éloignée de la réalité de l’homme,
beaucoup moins simple et édulcorée que celle du quidam. Pour le narrateur du Cul
de Judas, la désillusion se produit lors d’une permission. Plein d’espoirs
quant au fait de retrouver ce lieu familier, le narrateur est extrêmement
déçu : « Finalement c’est ça Lisbonne ». Il s’explique
ensuite : « Mon souvenir grandiose d’une capitale scintillante
d’agitation et de mystère […] se recroquevillait, honteux, face à un immeuble
de banlieue où un peuple de petits employés ronflait » (p.97). La
déception réside dans l’inadéquation entre le souvenir construit pour supporter
l’exil et la réalité lisboète. C’est justement l’exil, et le changement interne
qu’il a provoqué, qui permet de porter un regard critique sur la ville et sur
la société qui l’habite, uniforme, convenue et cruellement banale. Dans L’Acacia¸ la critique est moins explicite
et moins virulente, mais le regard du brigadier a aussi changé après son
évasion du camp. On peut prendre par exemple, dans le chapitre XII, son retour
dans la ville de ses tantes, très tôt le matin, et son attention sur les
aspects les moins pittoresques du lieu. Il est ainsi fait mention des
« tas d’ordures » qu’un tombereau et son équipage ramasse, ou encore
une femme qui « sortit une poubelle » ; face à cette vision, le
brigadier continue à « jurer grossièrement, entre ses dents tandis que
cette chose en lui se mettait de nouveau à rire, incoerciblement,
sauvagement » (pp.354-355). Cette chose qui fait rire est sûrement le
résultat d’une sorte de prise en compte totale et perpétuelle du caractère
dérisoire, vain de tout ce qui compose la vie humaine ordinaire, notamment dans
ses aspects les plus triviaux, avec l’insistance sur les déchets.
Le retour
apparaît de cette manière comme l’expérience de la désillusion, ou plutôt de la
perception de l’illusion, qui structure la société humaine, laquelle devient
objet de critique.
Commentaires
Enregistrer un commentaire