La création de l'horreur
Le mot « horreur » est évidemment une
retranscription des dernières paroles de Kurtz, qui sonnent comme un jugement
sans appel sur l’entreprise occidentale de colonisation, et sa véritable nature[1]. Pour donner un exemple,
on peut citer le bosquet où Marlow pénètre pour se reposer des bruits
d’excavations, et la description extrêmement pathétique des indigènes qui le
peuplent :
Des formes noires étaient recroquevillées […] selon toutes
les attitudes de la souffrance, de l’abdication et du désespoir. […] Ils
mouraient à petit feu – c’était très clair. […] Amenés de tous les recoins de
la côte, dans toute la légalité des contrats temporaires, perdus dans un cadre
hostile, […] ils dépérissaient. (p.81)
Il est évident que la cible ici, ce sont les pratiques
inhumaines des colons, qui, sans états d’âmes, exploitent jusqu’à l’os, au sens
propre, les indigènes : l’horreur ne provient donc pas de l’environnement,
ni des peuplades, mais bien des agissements des Occidentaux et leur course au
profit. Pareillement, le narrateur du Cul
de Judas développe des images pathétiques des individus colonisés, et
accuse le Portugal colonial : aux « ventres gonflées de faim des
enfants » (p.31) fait écho « la misère des villages noirs »
(p.146), parmi d’autres descriptions. Une formule du chapitre P résume la
charge accusatrice : « le-monde-que-le-portugais-a-créé ce sont des
noirs concaves de faim » (p.139). Il s’agit bien ici de pointer du doigt
le fait que la fausse image d’un colonialisme civilisateur, humaniste, recouvre
une réalité horrible, et que le colonialisme a lui-même provoquée, à savoir la
misère extrême du peuple angolais. Dans L’Acacia¸
la critique du colonialisme est plus ténue mais bien présente, principalement
lors du séjour à Madagascar des parents. Juste avant de décrire une carte
postale envoyée par la mère, représentant des indigènes au corps rachitique[2], le narrateur retranscrit
le mot de la mère qui accompagne cette image : « on se demande si ce
sont des créatures humaines comme nous » (p.130). La déshumanisation est
ici plus du côté de la mère que des indigènes, par le fait qu’elle est devenue
incapable de voir son prochain dans ces hommes, et, pire encore, de n’avoir pas
compris que leur apparence terrible était due aux agissements des colons, dont
elle fait partie.
En plus de la création de l’horreur dans les pays
colonisés, les œuvres au programme font part de l’horreur à l’intérieur des
personnages. Celle-ci va s’exprimer par le biais de l’animalisation des
personnages principaux, métaphore d’un retour à un état instinctif et violent
de l’humanité. Pour le brigadier de L’Acacia¸
ce ne sont pas ses agissements dans les colonies mais son séjour au camp de
prisonnier qui a fait de lui une sorte d’animal, comme en témoigne son évasion
du camp, puis sa fuite dans la forêt, « galop[ant] à quatre pattes dans le
bois comme un chien » (p.341). Les conditions extrêmes de vie dans le
camp, la peur de mourir, ont ramené le brigadier à ses instincts les plus
primaires, et notamment celui de survie, au point qu’il ne se considère plus
comme un homme mais comme un chien, fuyant pour sa vie. C’est aussi la guerre
et ses conséquences qui provoquent une animalisation chez le narrateur du Cul de Judas¸ lorsqu’il dit par exemple
à son capitaine : « la guerre a fait de nous des bêtes,
entendez-vous, des bêtes cruelles et stupides qui ont appris à tuer »
(p.139). Le diagnostic est clair, l’expérience de la guerre et de la violence a
fait ressurgir le côté bestial de l’homme, à tout point de vue[3]. D’un point de vue plus
personnel, mais avec le même constat, le narrateur tire les conclusions de son
séjour en Angola : « Parce que c’est cela que je suis devenu ou qu’on
m’a fait devenir : une créature vieillie et cynique qui rit » (p.175).
Le narrateur est devenu un monstre car il a créé un rapport cynique avec la
réalité, c’est-à-dire sans souci de l’autre, et défini par l’incapacité
d’aimer. Dans Au cœur des ténèbres,
c’est Kurtz qui est complètement transformé par l’horreur : le monde
colonial « avait consumé sa chair » (p.215), ou encore Kurtz
« s’oubliait » (p.249) parmi les peuplades indigènes. Marlow décrit
chez Kurtz un retour à l’état de nature, mais différent de celui de Rousseau,
au sens où il s’agit d’un état de violence primitive. De fait, Marlow évoque
« l’enchantement » du monde sauvage qui attire Kurtz, « en
éveillant des instincts brutaux endormis, en ravivant les souvenirs de passions
monstrueuses et assouvies » (p.287). Marlow fait le constat chez Kurtz
d’une perte du contrôle de soi, d’un abandon aux passions animales, primaires.
La monstruosité de Kurtz réside finalement non pas en dehors mais en soi, et se
caractérise par un retour à l’instinct. De manière implicite, Marlow lui-même
est touché par cette déshumanisation. Cela s’illustre par exemple avec la
torture d’un indigène, qui pousse « les cris les plus affreux »
(p.109), auxquels Marlow reste cependant complètement insensible, alors qu’il
avait été touché par la vision de souffrance des travailleurs dépérissant dans
le bosquet. S’illustre ainsi une déshumanisation progressive du personnage, qui
perd, au fil de l’aventure, ses capacités humaines d’empathie.
La référence
critique : La distinction par Nietzsche entre le côté apollinien (raisonné,
surplombant, tout en contrôle) et le côté dionysiaque (instinctif, sensible, excessif)
de l’homme, et le fait que le premier a pris largement le pas sur le second
dans la société occidentale. Dans les œuvres au programme, les personnages,
face à l’horreur, font le cheminement inverse.
Face à
l’horreur, les personnages vont tenter de retrouver leur humanité ; pour
ce faire, ils vont la chercher là où elle se trouve, c’est-à-dire l’enfance.
Dès le début du Cul de Judas, la
visite du zoo s’inscrit dans cette optique : « Et nous aurions, de cette
façon-là, récupéré un peu de cette enfance qui n’appartient à aucun de
nous » (p.16). Le narrateur met ainsi en place, en tête de livre, le
constat de la perte de l’enfance, mais place la trajectoire de l’ouvrage dans
la recherche de cette enfance perdue : le zoo est peut-être une métaphore
du récit lui-même, un récit rétrospectif qui cherche l’enfance, et donc
l’humanité, dans les souvenirs. Au chapitre Q, le narrateur s’enchante de son
appartement, car son aspect cloisonné lui permet de se « considérer comme
un homme pour plus tard » (p.142). En considérant le caractère péjoratif
de cet attribut d’« homme »[4], le plaisir que procure
l’appartement au narrateur réside dans la possibilité d’oublier ses
responsabilités et goûter le plaisir de l’innocence enfantine ; plaisir
qui s’explicite au chapitre S, alors que le narrateur s’adresse fictivement à
sa maîtresse Sofia, et lui révèle ceci : « je retrouvais le goût de
l’enfance auprès de toi » (p.172)[5]. Finalement, ce retour à
l’enfance, le narrateur l’obtient sans le vouloir, en qualité de corollaire
nécessaire de l’expérience de l’horreur. Celle-ci débouche en effet sur une
ingénuité paradoxale, au sens où le narrateur, ayant perdu tous ses repères,
ses valeurs, ses enseignements, revient à Lisbonne « pareil à un enfant
qui naît, car il ne comprend rien » (p.217). On retrouve cette ingénuité
chez Simon ; de même que le narrateur du Cul de Judas doit tout réapprendre, de même le brigadier recommence
son éducation sensuelle et intellectuelle en revenant du camp de
prisonnier : pour la première, c’est la fréquentation des maisons-closes
qui sert d’initiation ; pour la seconde, c’est la lecture, notamment
l’intégralité de Balzac (p.370).
Puisque l’horreur est la création de
l’Occident, les personnages des œuvres au programme sont directement concernés,
et, plus encore, profondément transformés par celle-ci. Paradoxalement,
l’extrême violence aboutit à l’innocence du névrosé qui doit réapprendre le
monde. L’écriture rétrospective permet alors de saisir dans l’existence les
moyens de la sauver.
[1] P.319
[2] « trois Noirs, trois
squelettes plutôt » (p.130)
[3] En plus de la violence, le
narrateur marque le fait que les casernes sont couvertes d’images de femmes
nues.
[5] La période de l’enfance est tout
de même contrastée pour le narrateur du Cul
de Judas, puisque le livre fait part de plusieurs traumatismes enfantins,
notamment l’épisode du vomi (p.27). C’est peut-être plus l’état d’enfant que
les souvenirs d’enfance que recherche le narrateur.
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