Le sentiment d'exil
Face à l’expérience traumatique et les traces qu’elle
a laissées sur soi, les personnages des œuvres au programme perdent leurs
repères et deviennent des exilés, au sens où ils se sentent étrangers au monde.
Pour le narrateur du Cul de Judas, cela
s’explique par la découverte de sa lâcheté, qui a créé une étrangeté vis-à-vis
de soi-même, mais également par le rejet de l’histoire coloniale portugais, à
laquelle il a participé, par les acteurs et les protagonistes de la société
civile. Il fait ainsi part, dans le chapitre V, de sa peur de retourner au
Portugal car « j’ai cessé d’avoir une place où que ce soit » (p.203).
Plusieurs comparaisons viennent illustrer cet état du narrateur, par exemple la
sensation d’être « une autruche dépaysée » (p.136), se retranchant
ainsi non seulement des Portugais, mais des hommes en général, par
l’animalisation. La perte des repères entraîne également un autre type d’exil,
vis-à-vis du réel. De fait, le narrateur, vers la fin du livre, se décrit comme
un « lazare déboussolé » (p.217), c’est-à-dire revenant de sa
condition de damné, celle de soldat en Angola, vers le monde réel, mais
incapable d’y trouver sa place. La perte de la normalité est aussi un thème
développé par Simon, lorsqu’il est raconté comment le brigadier, a posteriori¸ a cherché à raconter son
évasion : « plus tard seulement : quand il fut à peu près
redevenu un homme normal » (p.339). Comme chez Lobo Antunes, l’expérience
guerrière traumatique dépasse le cadre de la compréhension humaine, même pour
celui qui l’a vécu, de sorte que cela crée un exil irréparable, à moins
d’humaniser l’innommable, et donc de le falsifier, du traumatisé par rapport
aux autres. Pour Marlow, ce sont les fausses justifications vis-à-vis de sa mission
au Congo qui le rendent mal à l’aise, et étranger à lui-même. Après s’être vu
confier sa mission : « il me vient le sentiment que j’étais un
imposteur » (p.63). Il est intéressant de remarquer que, quelques lignes
avant, sa tante parle de lui comme d’un « apôtre subalterne »
(p.61) : dans la traduction comme dans le texte original
(« impostor » / « apostle »), la racine lexicale est
la même, et le contraste entre les deux mots, ainsi que le ressenti explicite
de Marlow, expriment chez ce dernier une inadéquation entre lui, ses actes, et,
par conséquent, sa présence au Congo.
Le récit, chez
les trois auteurs, apparaît alors comme une tentative de réparer ce sentiment
d’étrangeté, d’exil, mais sans succès. Cependant, l’exil ne réside pas
seulement dans la séparation du sujet face au monde, mais aussi dans le sens
inverse : la nouvelle vision du sujet est capable, après l’expérience
traumatique, de déceler les tares du monde, de la société, et donc de s’en
éloigner.
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