Un cas particulier d'appropriation de mythe : la Bible



              D’un point de vue historique, la différence fondamentale entre d’une part Lobo Antunes et Simon, et d’autre part, Conrad, réside dans le fait que les deux premiers vivent dans une époque qui a connu les guerres mondiales, des moments de violences sans précédent, et qui ont pu être analysés comme des fins du monde. De fait, dans L’Acacia, chacune des guerres est associée au mythe de l’apocalypse, développé dans le dernier livre de la Bible, du même nom. La Première Guerre Mondiale d’abord, lorsque le brigadier, se croyant bientôt mort, refait le film de sa vie, et notamment son enfance passée à la recherche du père dans « un paysage d’apocalypse » (p.161), c’est-à-dire détruit par les combats. De même, à la fin du chapitre II, les cavaliers qui annoncent l’arrivée des Allemands sont comparés à des « annonciateurs d’apocalypses » (p.48). Le pluriel ici évacue la portée eschatologique du terme et le place dans l’Histoire : pour Simon, l’Histoire est une suite d’apocalypses, de catastrophes, de destructions puis de reconstructions, et la structure de L’Acacia le montre avec la mise en parallèle du drame de la Première Guerre Mondiale puis celui de la Seconde. L’apocalypse prend tout son sens et toute sa force au début des combats, notamment avec la référence aux cavaliers de l’apocalypse. En premier lieu, c’est la colonne de cavalier que croise le régiment du brigadier qui est décrite comme « nimbée comme d’une aura maléfique de l’apocalyptique crépitement des sabots et des cliquetis d’acier » (p.238). Après avoir installé le climat sonore de l’apocalypse, Simon nous en donne une image, celle de ses quatre cavaliers, composés par le brigadier, le jockey, le commandant et le colonel[1]. On voit comment Simon se réapproprie le mythe : il évacue la portée mystique, fantastique, eschatologique, pour l’inscrire dans la réalité historique, et même individuelle, il ramène en quelque sorte l’apocalypse sur Terre, afin d’illustrer sa vision de l’Histoire. L’apocalypse n’apparaît pas telle quelle dans Le Cul de Judas, mais à travers une vision, parmi l’une des digressions du narrateur, où il explique que les archéologues du futur les retrouveront en train d’attendre « la clarté d’une lueur atomique » (p.153). Ce qui est au premier abord une métaphore pour désigner le lever du soleil, prend une dimension apocalyptique avec la fin du monde, la destruction totale que suppose la bombe atomique. Ce ne sont plus les guerres mondiales mais le risque de guerre nucléaire, encore existant en 1983 lorsque paraît le livre, avec lequel le narrateur joue pour en faire un motif littéraire.
La référence critique : « Le concept d’histoire » d’Hannah Arendt, dans lequel elle explique que pour la première fois, avec la fission de l’atome, l’homme pouvait concevoir la finitude de la nature puisqu’il peut la détruire : « « nous avons manifestement commencé à transporter l’imprévisibilité qui nous est propre dans le domaine même que nous pensions régi par des lois inexorables » (Hannah Arendt, La crise de la culture, « Le concept d’histoire », Paris, Gallimard, 1972, p.83). Il est certain que nos deux auteurs ont, comme la philosophe, été marqués par la possibilité d’une apocalypse terrestre.


L’intertexte christique

        La reprise du Christ comme motif littéraire est quasiment inexistante dans Au cœur des ténèbres¸ peut-être aussi car il ne contient pas la portée apocalyptique, à laquelle Jésus est intrinsèquement lié, que contiennent les deux autres œuvres. Dans Le Cul de Judas¸ c’est l’image de la Cène qui est reprise, mais en négatif, pour décrire la situation de soldats en Angola, destinés eux aussi au sacrifice, mais sans l’issue positive du Nouveau Testament, sans la communion qui marque le dernier repas de Jésus avec ses apôtres. Ce sacrifice terrible des soldats est rendu par l’ironie, quand le narrateur s’adresse au pouvoir : « mon sang dans le verre du capitaine, prenez et buvez, Ô Union Nationale » (p.70). Il s’agit ici d’un travestissement de l’eucharistie, qui répète les paroles de Jésus adressées aux apôtres ; toutefois, la transsubstantiation est criminelle, puisque le sacrifice ne répond pas à la volonté divine ni n’est accepté par celui qui en est victime, mais à la volonté du régime, lequel n’a pas pour objectif la rédemption de l’Humanité. C’est pourquoi, un peu plus tard dans le chapitre H, le narrateur décrit ses repas avec ses compagnons de guerre ainsi : « nous formions à chaque dîner l’anti-dernière Cène » (p.72), l’anti-dernière car, comme le Christ, envoyés au sacrifice, mais, à la différence de celui-ci, sans avoir accepté cette fin. Comme la guerre en Angola correspond aux dernières heures du Christ sur terre et à sa mort, le retour au Portugal constitue l’au-delà, dont le narrateur aimerait échapper par la Résurrection, qu’il cherche dans la sensualité. De fait, le narrateur, dans le chapitre M, évoque la possibilité que l’interlocutrice vienne chez lui pour procéder à l’acte charnel et que « les informations de trois heures nous annoncent la Résurrection de la Chair » (p.106). Au-delà du chiffre trois signifiant (Le Christ ayant été ressuscité au bout de trois jours), la résurrection semble ici une métaphore pour désigner la sexualité et une véritable espérance de renaître pour le narrateur. Dans L’Acacia¸ la présence du Christ, et pareillement le Christ de la Passion puis de la Résurrection, se dessine dans la structure de l’œuvre-même. Patrick Longuet explique très bien cela dans sa postface du livre : « L’Acacia ressemble à ce corps dispersé dans les chapitres qui, parfois, lui font entendre le sang qui bat, et suggèrent douze stations d’une passion » (p.380). L’Acacia reprend en effet le schéma du chemin de croix du Christ, avec des blessures à chaque chapitre, puis une fin salvatrice, la renaissance en tant qu’écrivain.


L’image du naufragé dans Le Cul de Judas

          Le Cul de Judas entretient une intertextualité presque continue avec le mythe biblique du Déluge, mais en l’inversant : la trajectoire salvatrice de l’arche de Noé est retournée en traversée vers la condamnation pour le narrateur, lors de son voyage vers l’Angola surtout. Le prêtre qui accompagne le narrateur lors de la traversée est ainsi décrit avec une « grimace de Noé perplexe » (p.31), ce qui met en place un système de référence vis-à-vis du Déluge, mais également une distance, puisqu’il repose non pas sur la confiance en Dieu mais sur l’incertitude. Dans le chapitre F, à la même page, on retrouve deux images du naufrage, d’abord le souvenir du portrait d’Antero, un poète romantique, qui ornait le salon familial, et où ses tercets venaient « naufrager » dans sa barbe, puis le souvenir du père, qui « voguait à la dérive dans son fauteuil » (p.55). L’arche de Noé n’est plus le lieu sûr mais au contraire l’outil du naufrage que constitue l’expérience en Angola, lequel naufrage détermine l’existence du narrateur, au point de contaminer ses souvenirs, mais aussi son présent. Ainsi, il explique au chapitre M qu’il se sent dans son appartement comme dans un « bateau qui coule » (p.105). Le naufrage exprime alors la non-coïncidence du sujet avec la réalité qui l’entoure, sans possibilité de sauvetage : « cet irrémédiable naufragé que je sentais en moi » (p.113) est la formule par laquelle se qualifie le narrateur, alors qu’il parle aux objets de la chambre de sa maîtresse angolaise. Si le narrateur et ses compagnons constituaient l’anti-dernière Cène, on peut également dire que le narrateur constitue l’anti-Noé, qu’il fait partie, lui, de l’humanité noyée, privé du droit de bonheur sur la terre ferme.
La référence littéraire : Joachim Du Bellay, dans les Regrets, compare son exil à Rome à un naufrage. Il écrit ainsi à son ami Morel : « Et vois ton DuBellay à la merci du vent / Assis au gouvernail d’une nef percée » (Du Bellay, Les Regrets [1558], Le Livre de Poche, éd. de François Roudaut, 2002, p.73). L’image du naufragé pour parler de l’exil est opérante pour parler du narrateur du Cul de Judas, en ce qu’il est naufragé de lui-même, le traumatisme de la guerre a créé un exil intérieur, entre ce que la guerre a fait de lui et lui-même, et donc le constat d’une impossible stabilité, ainsi que d’un naufrage perpétuel.


[1] Voir le chapitre X.

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