L'absurde
L’absurde hante les trois œuvres au programme, mais de
différentes façons ; plusieurs effets découlent du constat de l’absurdité
du monde : l’étrangeté vis-à-vis du monde, des autres, et la souffrance.
Cet aspect de l’absurde se développe surtout dans le Cul de Judas et dans Au cœur des ténèbres¸ en ce que ces deux
œuvres mettent en scène un personnage déplacé de son lieu habituel vers une
contrée étrangère, dans laquelle il ne parvient pas à trouver sa place. Ainsi,
le narrateur du Cul de Judas commence
à ressentir une gêne en arrivant à Luanda, dont les aspects de la « misère
colorée […] ont commencé à réveiller en moi un sentiment bizarre
d’absurdité dont je sentais l’inconfort persistant depuis mon départ de
Lisbonne » (p.31), c’est-à-dire le sentiment de non-appartenance, de
non-légitimité quant à l’occupation de ce territoire, ce qui est déjà une façon
de critiquer le colonialisme portugais dans sa prise de possession illégitime
du territoire angolais. De même, Marlow, en longeant les côtes africaines vers
l’embouchure du Congo, se retrouve désemparé face à un territoire dans lequel
il n’a pas sa place, notamment à travers les noms des villages : « des
noms comme Grand-Bassam, Petit-Popo ; des noms qui semblaient faire partie
de quelque farce sordide représentée devant une toile de fond sinistre »
(p.65). Marlow est désorienté par le contraste entre l’apparente légèreté des
noms et l’inquiétude qui se dégage du paysage, à l’origine du sentiment d’absurdité.
Plus que le monde, ce sont les autres qui entraînent les personnages dans une
tourmente psychique, causée par l’incapacité à produire du sens face à ce dont
ils sont témoins. Si, au début de son aventure, Marlow évoque le « vrai
plaisir que d’entendre […] la voix de la barre » (p.67), c’est-à-dire la
concrétude du contact humain, il déchante en arrivant au camp de base :
[…] je voyais alors ce poste, ces hommes allant de-ci,
de-là, sans hâte, sans but, dans le soleil de la cour. Je me demandais
quelquefois ce que tout cela signifiait. Ils erraient de droite à gauche, leur
bâton d’une longueur absurde à la main (p.107)
Ce qui est exprimé ici, c’est la désorganisation totale de
l’entreprise colonialiste, l’inconséquence générale, où chacun vaque à son
occupation sans souci du projet commun, et la dispersion qu’illustre les
balancements dans le texte. Toutefois, Marlow avait déjà rencontré l’absence de
projet auparavant, avec l’épisode du navire français : « Une fois, je
me souviens, nous sommes tombés sur un navire de guerre ancré au large de la
côte. Il n’y avait même pas de cabane en vue, et il bombardait la
brousse » (p.67). L’absurde, comme dans le camp, réside dans l’incapacité
pour Marlow à comprendre les raisons des agissements de ses semblables, et le
motif du tir est aussi présent chez Simon pour exprimer l’absurde. De fait, le
brigadier, lors de la fuite (chapitre IV et X), est marqué par le bruit
récurrent d’un canon ; d’abord dans le chapitre IV :
il peut à présent entendre assez proches et à intervalles réguliers, comme le
coucou, comme minuté par quelque absurde
mouvement d’horlogerie, dépourvu de
sens, […] le tir espacé d’un unique canon […] (p.98)
Simon retourne ici l’absurde : celui-ci,
contrairement à son étymologie, n’est plus l’incohérence des sons, mais au
contraire sa régularité, dont la fin n’est pas accessible au sujet sensible
qu’est le brigadier. Mais l’écriture de l’absurde ne se borne pas au constat,
et glisse vers la portée critique, ce qui est percevable chez Lobo Antunes,
lorsque le narrateur, débordé par les blessés, déclare que « chaque
moignon était un cri de révolte contre l’absurdité incroyable des balles »
(p.128) ; la violence humaine produit l’absurde car elle est inexplicable.
En conséquence, il est possible d’interpréter le constat de l’absurde chez les
trois auteurs comme une critique implicite ou explicite de l’absurdité de la
violence humaine, et sa cruelle inutilité, l’inutilité de la colonisation, du
tir de canon, de la souffrance. C’est d’ailleurs le constat de Lobo
Antunes : l’évocation de « l’envie féroce » des soldats de
revenir dans le quotidien métropolitain « pour échapper à l’absurde
paralysie de la souffrance » (p.113) ou encore son envie d’exprimer, dans
les lettres adressées à sa famille, « la cruelle inutilité de la
souffrance » (p.150) sont autant de moyens de souligner le non-sens de la
cruauté de la guerre angolaise. Pareillement, Marlow conspue « l’absurde
péril de notre situation » (p.261), à savoir le danger inutile comporté
dans le sauvetage de Kurtz. Dans le cas de Lobo Antunes, plus le narrateur
s’interroge sur les raisons de son déracinement vers l’Angola, plus il souffre
de son incompréhension. Ainsi, dans le chapitre E, alors qu’il s’interroge sur
la guerre, le narrateur fait part de son impuissance : « « Qui
va déchiffrer pour moi cette absurdité », avant de conclure :
« comme un bœuf blessé qui ne comprend pas, qui ne comprend pas, qui
n’arrive pas à comprendre » (p.49) ; de même, Marlow, avant de
commencer son récit, parle de la condition du jeune citoyen romain arrivant en
Angleterre, projection de sa propre expérience au Congo, et qui se caractérise
par le fait de vivre « vivre au milieu de l’incompréhensible, ce qui est
également détestable » (p.35) : il s’agit de la même souffrance que
celle du narrateur du Cul de Judas, c’est-à-dire
l’impossible acceptation du non-sens de sa propre existence, source infinie de
maux. La fin en forme de révélation de la vocation donne une autre portée au
récit de Simon, du fait que tout le récit prend sens en ce qu’il a forgé
l’écrivain. Pour les deux autres, la tentative de comprendre l’expérience est
un moteur du récit, mais qui ne trouve pas d’issue : ils restent dans un
état perpétuel d’insatisfaction et de trouble.
Les trois récits font le constat de
l’absurde ; à partir de l’incohérence du monde, les personnages font
l’expérience de l’incohérence des autres, puis d’eux-mêmes. Seul Simon laisse
entrevoir une issue positive.
La
référence critique : « L’homme en paix est celui qui a compris les
événements » (Hegel) (ce qui n’est donc pas le cas pour Marlow et le
narrateur du Cul de Judas, d’où le
trouble intérieur, l’absence de catharsis)
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