La critique de la classe dominante
Chez nos trois auteurs, on retrouve une
certaine sociologie, dans laquelle la société se divise en deux classes :
les élites, très minoritaires, concentrant tous les pouvoirs, et la masse, dans
laquelle s’inscrivent les personnages. Les œuvres font alors part de la
défiance de la majorité vis-à-vis de la classe dominante minoritaire, souvent à
juste titre. Simon explique par exemple que s’est construite parmi les soldats
une sorte d’entité fantasmatique qui correspondrait aux individus ayant le
pouvoir : « cette toute-puissance occulte et sans visage dans
laquelle [les soldats] englobaient pêle-mêle généraux, politiciens,
éditorialistes […] » (p.36). L’échantillon présent dans cette citation
montre déjà comment tous les lieux de pouvoirs sont synthétisés : le
pouvoir militaire, politique et intellectuel. Il faut également noter que le
narrateur fait le constat de cette « toute-puissance » et ne lui
donne pas crédit. Il en fait plutôt une sorte de bouc-émissaire que se sont
créés les soldats pour passer leur colère. Toutefois, d’autres passages du
livre rendent compte d’une même méfiance de la part du narrateur ; c’est
d’abord dans un chapitre sur le père, et sa difficile intégration au personnel
des officiers, présenté ainsi : « quelque chose comme un club, un
cercle privé, un univers jalousement fermé et fonctionnant sur lui-même, avec
son cérémonial, ses rites […] » (pp.75-76). Cette fois-ci, la critique de
l’entre-soi des élites est prise en charge par le narrateur, de même que
lorsque le brigadier explique à une prostituée ce que signifie le mot
« Empyrée : « Pas le paradis de n’importe qui. Dison : un
coin particulier du paradis, un coin supérieur. Disons : une sorte de club
réservé. Uniquement pour colonels de cavalerie » (p.296). On observe la
reprise à peu près des mêmes expressions que pour parler du cercle d’officier
du père, et, de manière plus nette, la critique de l’élitisme, avec la charge
ironique comprise dans l’impératif « disons ». Dans Le Cul de Judas¸ la critique est
beaucoup plus virulente, notamment lorsque le narrateur évoque les « fils
de putains qui se sont concertés pour nous baiser » (p.49). Dans un
vocabulaire plus crû, on retrouve le même sentiment que chez les soldats dans L’Acacia, ainsi que chez le brigadier
lui-même : celui d’être manipulé, soumis à un pouvoir injuste et, par
conséquent, le rejet violent de cette autorité. Chez Conrad, elle
apparaît de manière plus ténue, mais sans critique de la part de Marlow. Il
s’agit du moment où Marlow, entre la veille et le sommeil, entend des bribes de
conversations entre le directeur du camp et son neveu, et la mention par ces
derniers du « Conseil » (p.143), c’est-à-dire la plus haute instance
concernant l’entreprise au Congo.
Si Marlow, et, a
fortiori, Conrad, ne critiquent pas la concentration du pouvoir dans une
minorité, ils critiquent toutefois l’avidité de cette minorité, qui cache
derrière des soucis philanthropiques des intérêts financiers. La critique
commence à poindre au début du livre, lors de l’entretien d’embauche de
Marlow : il explique avoir trouvé facilement les bureaux de la Compagnie,
la plus grande en ville, du fait que son rôle était d’« administrer un
empire outre-mer, et gagner tout plein de gros sous par le négoce »
(p.49). Ce qui est seulement un constat devient rapidement une accusation,
quand Marlow évoque « la conquête de la planète, qui signifie pour
l’essentiel qu’on l’arrache à ceux qui n’ont pas le même teint »
(p.37-39). Marlow s’attaque ici aux fausses idées humanistes qui dirigent les
entreprises coloniales, et qui camouflent le racisme véritable, ainsi que
l’exploitation des richesses. C’est d’ailleurs ainsi que Marlow décrit
l’expédition d’exploration de l’Eldorado, une « troupe zélée » :
« Arracher aux entrailles de la terre un trésor était tout leur
désir » (p.137), c’est-à-dire le désir primaire d’enrichissement, comparé
ensuite à un voleur détroussant un coffre-fort. Le narrateur du Cul de Judas reprend la critique de
l’avidité, dans une orientation plus marxiste, au sens où ce sont les intérêts
financiers des familles capitalistes et leur cruauté pour les satisfaire, qui
sont visés. On peut s’en rendre compte au moment où il parle des envoyés en Angola :
« un bataillon ravagé d’avoir défendu l’argent des trois ou quatre
familles qui soutiennent le régime » (p.140). Le narrateur expose ici,
selon lui, la véritable motivation de la guerre en Angola, c’est-à-dire la
préservation des intérêts économiques des groupes industriels faisant leur
fortune avec la matière première angolaise. L’explication de la guerre par la
volonté d’enrichissement des grands groupes capitalistes est également présente
chez Simon, lorsque, dans une parenthèse qui semble une réflexion du narrateur
sur la guerre, où il développe le fait que des bataillons ont été envoyés au
sacrifice,
[…] le temps que les banquiers, les hommes d’affaires, et
les fabricants d’automobiles d’un autre continent décident du meilleur
placement de leurs capitaux et se mettent alors à construire suffisamment de
canons, de camions, de mitrailleuses, d’avions, de bateaux et de bombes pour
arrêter d’abord, puis écraser l’insatiable monstre) (p.39)
Simon s’en prend ici aux capitalistes américains, qui
ont profité de la guerre pour s’enrichir, qui ne sont pas intervenus plus tôt,
au prix de vies humaines, afin de produire des armes et les vendre ensuite. La
vision de l’Histoire se déplace de cette manière d’une vision traditionnelle,
celle de conflits idéologiques, nationaux, vers la volonté de profits, et
l’usage de la violence à des fins économiques.
Outre la
concentration du pouvoir, c’est également son asservissement au financier qui
est pointé du doigt dans les livres au programme. Chacun des livres propose une
contre-Histoire, où les véritables motifs de la guerre, à savoir l’argent et
l’enrichissement des puissants au détriment de la vie de la masse, sont
révélés. De là naît l’horreur.
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