Les parentés avec le genre autobiographique



       Le genre autobiographique, depuis Rousseau, va chercher dans la vie de la personnalité les moments fondateurs qui l’ont formée. À partir de ces moments, la personnalité va se construire par adhésion ou rejet. Dans le cas d’Au cœur des ténèbres, les éléments autobiographiques sont ténus ; on peut citer la mention par Marlow de son amour enfantin pour les cartes : « Il se trouve que, quand j’étais gamin, j’avais une vraie passion pour les cartes géographiques » (p.41), c’est-à-dire un amour de la découverte et des grands espaces qui s’est traduit par sa carrière de marin. Chez Lobo Antunes, c’est la prophétie familiale à l’égard du narrateur qui détermine ce dernier, par un rejet des valeurs virilistes contenues dans cette prophétie. De fait, celle-ci est placée en début de livre (chapitre A), comme pour marquer l’empreinte indélébile qu’elle laisse sur le jeune homme : « « Heureusement, le service militaire fera de lui un homme. » Cette vigoureuse prophétie, transmise de mon enfance et de mon adolescence par des dentiers d’une indiscutable autorité » » (p.20). Le récit s’emploie alors à contrecarrer avec ironie cette prévision familiale. Dès le chapitre C, le narrateur met à distance l’accomplissement présumé grâce au service militaire : « En effet, et selon les prophéties de ma famille, j’étais devenu un homme : une espèce d’avidité triste et cynique, faite de désespérance cupide, d’égoïsme et d’urgence de me cacher à moi-même » (p.36). Loin du père de famille responsable se dessine l’image d’une métamorphose du jeune homme en une exagération de ses défauts initiaux, ce qui non seulement contrecarre cette prophétie, mais en souligne également l’abjection qui consiste à envoyer de jeunes gens innocents au combat au nom d’idéaux trompeurs. D’ailleurs, le narrateur ne parvient pas à duper sa famille ; la fin du récit fait part du constat implacable de ces mêmes tantes qui espéraient tant du service militaire : « « Tu as maigri. J’ai toujours espéré que l’armée ferait de toi un homme, mais avec toi, il n’y a rien à faire. » Et les portraits de généraux défunts, sur les consoles, approuvaient, dans un accord féroce, l’évidence de cette disgrâce » (p.219) On voit bien comment le narrateur s’est construit sur le rejet de cet espoir familial, et donc sur le rejet des valeurs familiales elles-mêmes, puisque la prophétie s’appuyait sur les exemples des ancêtres. Cette dialectique du rejet et de l’adhésion est également présente dans L’Acacia. Même si l’aspect autobiographique est rejeté par Simon, plusieurs éléments apparaissent comme des moments importants pour comprendre le personnage du brigadier. Ainsi, bien que le livre de Simon fasse fi de la linéarité temporelle, celui-ci commence sur la recherche du père sur les champs de batailles, dans un paysage désolé, ce qui, implicitement, signifie la place déterminante de l’absence du père, être recherché mais à jamais inaccessible, dans la construction du brigadier. Le père, absent physiquement de la vie de son fils, habite cependant tous les moments importants. Pour n’en citer qu’un, il suffit de comparer les titres des chapitres III et VI : au premier, 27 août 1914, répond le second, 27 août 1939, c’est-à-dire le jour de mobilisation du père et celui du fils. Il s’agit d’une première identification entre le fils et le père, les deux ayant vécu une guerre mondiale ; mais elle trouve un terme dans la différence entre les issues du père et du fils : le premier meurt après quelques jours de combat, et le second, croyant suivre le chemin de son père[1], survit. À partir de l’absence du père, puis de l’identification, le brigadier finit par se détacher du poids du père pour se forger sa propre individualité.
Référence littéraire : « J’ai promis de me peindre tel que je suis ; et pour me connaître dans mon âge avancé, il faut m’avoir bien connu dans ma jeunesse. […] Je m’applique à bien développer les premières causes, pour faire sentir l’enchaînement des effets. » (Les Confessions, Rousseau, Livre IV)


        
L’autobiographie permet la mise en place d’une cohérence à l’intérieur d’une existence, une sorte de fil rouge qui apparaît de manière rétrospective à celui qui se remémore sa vie. De fait, Simon place la mort du père dans une perspective fataliste ; ainsi, les inondations, la même année que le mariage des parents, semblent annoncer « prémonitoirement » (p.306) la disparition du père quatre ans plus tard. De même, la mère, après la mort du père, continue à porter les vêtements de son séjour à Madagascar, et ce « par bravade encore contre le sort, le destin, par obstination » (p.271), c’est-à-dire le refus de la mère d’accepter l’inévitabilité de la mort de son mari. La fatalité concerne également le fils, lequel se retrouve avec le colonel et ses compagnons à cause du « sort » (p.283) ; un peu plus tard, le narrateur se souvenant de ce moment de sa vie, comprend que « le rôle que nous destinait à jouer » (p.287) le colonel, était celui d’escorte. Se dessine ainsi un Destin qui n’est pas seulement individuel mais collectif, et le narrateur du Cul de Judas identifie aussi « la tristesse mélancolique d’un destin commun » (p.153) qu’il partage avec son interlocutrice, ou encore, avec les autres soldats, l’« inévitable destin que l’on subit ensemble sans le partager effectivement » (p.172). Toutes ces rencontres s’inscrivent ainsi dans une cohérence qui construit la trajectoire du narrateur. Chez Simon et Lobo Antunes, on retrouve, pour évoquer cette idée d’un destin commun, l’image du jeu d’échec, qui régirait le monde. Dans L’Acacia, cela apparaît à la fin du chapitre II, avec la comparaison des cavaliers aux « pièces d’un jeu d’échecs » (p.47), la partie étant la guerre ; chez Lobo Antunes, c’est également la guerre, l’Histoire, qui sont comparées à une partie d’échecs, au moment où le narrateur se prend pour un héros historique : « « je résoudrais tranquillement des problèmes de jeu d’échecs, adossé à un arbre, et je ferais trembler de peur des dictateurs ventrus protégés par leur Ray-Ban et le chewing-gum de la CIA » (p.95), ces « problèmes de jeu d’échecs » comme métaphore des manœuvres politiques. Dans les deux cas, l’image du jeu d’échecs place le monde dans une commune destinée, décidée par les événements historiques et les Grands. Pareillement, Marlow considère sa rencontre avec Kurtz comme le produit du Destin. Dès le début de son récit, il identifie l’existence d’une force qui dirige les hommes, mais qu’ils ne peuvent comprendre : la mer est maîtresse du marin, « aussi impénétrable que la Destinée » (p.31) ; destinée que l’on retrouve en fin de récit, juste après la mort de Kurtz : « La destinée, Ma destinée ! c’est une chose cocasse que la vie – cette mystérieuse disposition d’une logique implacable dans un dessein futile » (p.303). L’effet de chiasme place toute l’aventure de Marlow sous le principe de nécessité, qui contamine également l’auditoire, les matelots étant « condamnés » (p.39), « fated », à écouter Marlow.
Mais Marlow, bien qu’il en reconnaisse l’existence, ne se repose pas sur la fatalité, ni s’y abandonne : il critique ainsi le « fatalisme avide » (p.243) du jeune homme qui s’est complètement dévoué à Kurtz, ou encore ironise sur la situation d’un personnage du camp qui attend des matériaux pour confectionner des briques : « je ne sais pas très bien ce qu’il attendait, un décret particulier du Créateur, peut-être » (p.111). Pour Marlow, la Destinée n’est pas due mais doit être provoquée, notamment par le travail[2]. Chez Simon aussi, la circonspection est de mise, notamment à travers la fin du chapitre IX, lorsqu’une vieille femme lit le faire-part du décès du père, et bégaie sur un mot : « formant et reformant sans fin la même phrase […] revenant comme une litanie, un marmottement de folle, d’idiote : Que votre volonté… que votre volonté… que votre volonté… » (p.273). La série d’aposiopèses montre l’enrayement de la volonté divine, telle une mécanique qui ne fonctionne plus, de sorte qu’il semble que la volonté divine, le destin, n’y est pour rien dans cette affaire.


L’histoire d’une vocation

       Comme son récit est de nature orale, Marlow n’est pas considéré comme un écrivain, et n’est donc pas concerné par le thème de la vocation, contrairement aux deux autres œuvres du programme, dans lesquelles vient se superposer à l’Histoire l’histoire des sensibilités artistiques des personnages principaux. Pour L’Acacia, la vocation artistique du brigadier se développe d’abord sous son activité picturale ; à plusieurs reprises est mentionnée sa pratique de la peinture, d’abord dans une analepse alors qu’il voyage en train :

[…] suivant les leçons du professeur de l’académie cubiste il essayait d’étaler des couleurs sur ce qu’il appelait (ou essayait de se persuader qu’on pouvait appeler) des tableaux, convertissant sous forme d’ineptes triangles, d’ineptes carrés ou d’ineptes pyramides (ou cônes, ou sphères, ou cylindres) les voiles, les barques et les rochers du port de pêche (p.166)

On voit bien ici comment le narrateur se détache de ses croyances artistiques d’alors, marquées par la dépersonnalisation de ses concepts, non pas issus de sa sensibilité mais reçus tels quels de l’extérieur. Le narrateur avoue son ancienne appartenance au cubisme, pour mieux s’en détacher. S’ensuivent d’autres expériences dans le même domaine, les dessins érotiques (pp.336-337), les décorations des feldwebels (p.338) et surtout ses dessins après son retour dans le village familial : « au cours de ses promenades, il s’asseyait quelque part et entreprenait de dessiner, copier avec le plus d’exactitude possible […] ne négligeant aucun détail, aucune nervure, aucune dentelure, aucune strie, aucune cassure » (p.367), laquelle exactitude annonce déjà la profusion de détails caractéristique du style de Simon. Dans une trajectoire parallèle et complémentaire se dessine également sa fonction d’écrivain à proprement parler ; d’abord en lien avec la peinture, juste après la mention des leçons cubistes : « puis, plus tard, suivant (la femme) des cours de dactylo pour taper les pages qu’il se figurait que devait être un roman […] » (p.166). Comme pour la peinture, les débuts littéraires du brigadier sont marqués par la distanciation, du fait qu’il développait son œuvre sous des canons établis par d’autres (« qu’il se figurait que devait être un roman »). Enfin, la « feuille de papier blanc » (p.371) devant laquelle il s’assoit, à la dernière page du roman, une feuille blanche, c’est-à-dire vierge de tout préjugé, apparaît comme une issue positive, la véritable naissance de l’écrivain Simon. Comme ce dernier, le narrateur du Cul de Judas est plein de mythes littéraires, ce qu’il exprime avec humour : enfant, il avait « « l’espoir de devenir un jour l’Aguas de la littérature » (p.55). L’humour réside dans le décalage entre le football impliqué par l’Aguas, capitaine fameux de l’équipe du Benfica, et la littérature d’autre part. C’est une façon pour le narrateur de montrer le caractère convenu de ses premières aspirations littéraires, lesquelles relevaient plus de l’admiration pour la gloire que d’une véritable vocation artistique. S’inscrivent, dans un même ordre d’idée, les « sonnets de l’Almanach de la Bertrand à qui j’ai volé sans vergogne, dans mon enfance, des vers » (p.65), qui illustrent la parole encore dépersonnalisée de l’enfant, de même que Simon ne faisait que reprendre les conceptions traditionnelles du roman. Mais la relation à la littérature, comme tous les autres types de relation dans le Cul de Judas, est un lieu de frustration et de souffrance ; à plusieurs reprises, le narrateur clame son échec littéraire, lorsqu’il explique par exemple, en pleine embuscade, que « les romans à écrire s’accumulaient dans le grenier de ma tête » (p.62), c’est-à-dire l’incapacité à mettre en forme. Cette insuffisance est explicitée dans le chapitre I, où le narrateur se remémore sa famille, sa fille qui vient de naître loin de lui, ce qui le ramène à lui-même, ses démons, et ses

[…] projets avortés et des rêves grandiloquents auxquels je n’osais donner ni forme ni sens. Peut-être écrirait-elle un jour les romans que j’avais peur de commencer et leur trouverait-elle la couleur, et le rythme justes (pp.83-84)

Il s’agit bien pour le narrateur d’une relation de frustration avec l’écriture, où le passage du projet à l’acte est rendu impossible par la peur de mettre en forme, peut-être de se mettre en forme, se voir, se comprendre, et donc affronter ses traumatismes.
La vocation littéraire dans L’Acacia et Le Cul de Judas est marquée par de nombreux échecs, avant une conclusion positive pour le livre de Simon, qui, en quelque sorte, finit par son commencement, tandis que pour Lobo Antunes, le résultat reste contrasté et le statut du livre reste indéterminé, puisque le cadrage diégétique correspond à un long monologue.
La référence littéraire : Le narrateur de À la recherche du temps perdu s’imagine en compagnie de Madame de Guermantes sur les bords de la Vivonne, rivière à proximité de son village de Combray : « Et ces rêves m’avertissaient que puisque je voulais un jour être un écrivain, il était temps de savoir ce que je voulais écrire. Mais […] je ne voyais plus que le vide en face de mon attention » La Recherche est l’histoire de vocation par excellence de la littérature française, et donc une inspiration pour les auteurs du programme, notamment dans les difficultés pour atteindre l’écriture mais également, dans le cas de Simon, la salvation ultime par l’art.


[1] « Et maintenant il allait mourir » dans le chapitre VI, donc celui mis en parallèle avec le père (p.159).
[2] Notamment sa détermination à réparer le bateau.

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