Réflexions sur le langage, mise en scène de l'écriture


   
       Outre la possibilité de s’affranchir du temps, le langage est outil qui fascine les auteurs au programme par ses capacités d’illusion. Ainsi, dans Au cœur des ténèbres, l’important chez Kurtz, selon Marlow, c’est « son talent pour la parole, pour le verbe – ce don de l’expression qui plonge dans la perplexité ou inonde de lumière » (p.211) : Marlow rend manifeste le pouvoir qu’a la parole de rendre les choses opaques ou manifestes, par le biais principalement de la rhétorique (« don de l’expression »). Autrement dit, c’est l’ambivalence du langage qui est exposée, dans ses bons comme dans ses mauvais usages, son caractère trompeur comme son caractère révélateur, ce dont Conrad joue allègrement dans son livre. La péroraison du rapport de Kurtz, terme rhétorique, est un bon exemple de cette capacité du langage : « Elle me donnait le sentiment d’une Immensité exotique gouvernée par une auguste Bienveillance. […] C’était le pouvoir sans limites de l’éloquence – des mots – des mots d’une ardente noblesse » (p.223), lequel pouvoir est synthétisé dans une formule de Marlow, plus tard dans le récit, lorsqu’il évoque le « pouvoir de suggestion des mots » (p.223). Dans le cas du rapport de Kurtz, c’est le côté falsificateur du langage qui est mis en avant : ce qui impressionne Marlow, c’est la manière dont Kurtz, avec les mots, a réussi à donner l’illusion d’une colonisation harmonieuse (« une Immensité exotique gouvernée par une auguste Bienveillance »), bien loin de la réalité. Le pouvoir évocateur des mots, mais avec des conséquences différentes, est également mis en scène chez Simon, dans la répulsion pour certains mots de la part des sœurs du père, « l’ivrognerie, les vipères, la boue, les prêtres et la tuberculose » : « comme si les mots eux-mêmes étaient chargés d’un pouvoir maléfique et salissant, comme obscènes » (p.65). Comme chez Conrad où les mots de Kurtz évoquaient un humanisme illusoire, les mots perdent leur transparence pour connoter plus que leur simple signifiant.
La référence critique : Pour les mots qui sont surchargés de connotations, Sartre parle de « mots malades » qu’il faut guérir par le biais de la littérature. (Qu’est-ce que la littérature ?¸ op.cit.)



       Kurtz présente le versant trompeur du langage, certes, mais aussi, et c’est pourquoi Marlow veille sur sa mémoire, le versant révélateur, à travers son exclamation finale. Marlow dit ainsi : « C’est bien pourquoi j’affirme que Kurtz était un homme remarquable. Il avait quelque chose à dire : Il le dit » (p.305). Si Marlow abhorre la personne morale de Kurtz, ses exactions, il admire cependant l’engagement de Kurtz dans sa parole, et la volonté totale de dire la vérité, dans la célèbre exclamation : « L’horreur ! L’horreur ! » (p.319). Parmi tous les discours de Kurtz, il s’agit du plus vrai, du plus sincère quant à son expérience au Congo. Le retour à une parole réduite, essentielle, et non plus aux longs développements rhétoriques, est commune chez les trois auteurs. Dans le même ordre d’idée que « l’horreur » de Kurtz, on trouve le leitmotiv, dans Le Cul de Judas, des jurons poussés par l’infirmier, et que le narrateur aurait aimé exprimer dans ses lettres, « et qui était le Putain, Putain, Putain, Putain, Putain, de l’infirmier de l’embuscade » (p.150). Comme chez Conrad, la parole est ramassée dans une simplicité maximum, et avec une élaboration minimum, dans un juron répété, car c’est le seul moyen d’exprimer l’expérience traumatique dans toute sa force. Pareillement, l’intensité de la redécouverte du plaisir, qui est un moyen de libérer le traumatisme, ne peut s’exprimer chez le brigadier de L’Acacia que par la répétition frénétique du juron : « Bon Dieu ! Bon Dieu de bon Dieu de bon Dieu… » (p.360) dit ainsi à deux reprises le brigadier, au milieu de l’acte charnel avec une prostituée. Finalement, le meilleur langage pour exprimer la vérité, le ressenti exact, réside dans une parole brute, sans artifice, plus instinctive que réfléchie.



      La réflexion sur le langage chez les trois auteurs trouve son accomplissement dans la réflexion sur leur propre langage, qui parcoure les œuvres, à travers plusieurs indices pour le lecteur averti. Dans L’Acacia, dès le début du livre, ce sont les histoires que raconte la mère au fils qui sont programmatiques de l’écriture de Simon : « une histoire qui semblait ne pas avoir de fin, à laquelle […] elle ajoutait chaque jour de nouveaux épisodes » (p.19). Cette façon de raconter annonce le style de Simon, en ce que celui-ci prolonge interminablement ses phrases, ajoutant systématiquement des subordonnées relatives, et développant des systèmes hypotaxiques extrêmement complexes. Au modèle de la mère répond celui du père et de ses cartes postales envoyées à la mère : « il se contenta sobrement d’écrire son nom au-dessous de trois chiffres indiquant le jour, le mois et l’année – comme s’il était déjà certain de l’inutilité, sinon même de l’indécence de tout discours » (p.120). Le modèle du père est à la fois objet d’adhésion et de rejet ; adhésion dans le début des titres de chapitres qui sont des dates, mais rejet au sens où le nom disparaît chez Simon pour laisser place à beaucoup de discours. La différence fondamentale réside dans la nécessité du discours chez Simon, laquelle est absente pour le père. En tout cas, le fait de placer son écriture comme un mélange des ascendances parentales place le style de Simon dans une perspective biographique. Cela se vérifie dans une prise de parole au discours direct du brigadier, donc une sorte de proto-écrivain, qui commence ainsi : « comme si, raconta le brigadier […] » (p.295). Simon montre ici comment son style, lequel use presque à outrance de l’association des prépositions « comme si », était déjà en germe dans sa personne passée, comment, déjà, le brigadier revenait sur l’événement pour tenter de le comprendre par la parole. Un autre passage métatextuel est visible dans la comparaison de la fuite du brigadier avec une « parenthèse », qui serait « imaginaire » (pp.278-279) aux yeux du colonel qu’il rencontre : les parenthèses, extrêmement fréquentes dans L’Acacia¸ apparaissent de fait comme le lieu de l’imaginaire du brigadier, et donc de l’écrivain, c’est-à-dire le moyen avec lequel la sensibilité de Simon se confronte aux faits et aux souvenirs, et l’espace où il intervient. Ce sont encore les dessins de la fin du livre, auquel se livre le brigadier, qui annoncent le style de l’écrivain : ils essaient en effet de « copier avec le plus d’exactitude possible » (p.367) les choses, ce qui anticipe chez Simon la prédilection plus pour les descriptions que pour la diégèse. La manière exhaustive de dessiner renvoie à sa manière d’écrire. En plus des modèles parentaux, Simon évoque ses modèles littéraires, et notamment Rousseau et Balzac, cités à la même page (p.370). Comme les parents, ces deux auteurs sont l’objet de continuation ou de rupture ; pour Rousseau, Simon a repris le modèle autobiographique, mais en évacuant la linéarité, la logique de l’existence, la téléologie existentielle ; pour Balzac, Simon a repris l’amour de la description, l’aspect de saga, mais s’est débarrassé de la causalité qui régit l’univers balzacien.  Chez les deux autres auteurs, les mentions métatextuelles sont plus rares mais présentes. Dans le cas de Lobo Antunes, on peut relever les réflexions du narrateur sur les véritables significations de ses lettres : « J’écrivais chez moi Tout va bien, dans l’espoir qu’ils comprendraient la cruelle inutilité de la souffrance » (p.150). Les lettres du narrateur sont à l’image de l’écriture de Lobo Antunes : il s’agit de voir derrière les mots, de décoder le message subliminal porté par la parole, c’est-à-dire l’expression de la souffrance. Conrad donne également les clés pour comprendre son texte, lors des retours sur le narrateur premier, et notamment l’attention accrue de ce dernier pour le récit de Marlow : « J’écoutais, j’écoutais avidement, guettant la phrase, le mot, qui me donnerait la clef du vague malaise inspiré par ce récit » (p.125). Conrad explicite ici la portée déstabilisante, volontairement volatile, du récit de Marlow, mais aussi la possibilité de le comprendre en trouvant le mot-clé, et qui est sûrement « l’horreur » prononcé par Kurtz.
  Chez les trois auteurs, on observe une trajectoire de la réflexion sur le langage à la réflexion sur l’écriture, et plus particulièrement la leur.

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