La liberté face au temps


  
        La première liberté déployée par les auteurs est la capacité à sortir de soi, pour élargir son être et sa vision à des échelles bien plus grandes, qu’elles soient temporelles ou spatiales. Lors du voyage en train vers le front, le brigadier dépasse ainsi sa propre condition, par l’intermédiaire des secousses du train, « comme si d’un bout à l’autre de l’Europe la terre obscure était en train de trembler sous les innombrables convois portés dans la nuit » (p.165). La focalisation du brigadier s’élargit au point de recouvrir toute l’Europe, et plus précisément tous ceux qui, comme lui, sont envoyés sur le front par train au même moment. Dans un accès de dégoût face à l’horreur que le Portugal a fait de l’Angola, le narrateur du Cul de Judas va également amplifier son espace : après avoir refusé le fait que l’Angola appartienne au Portugal, il déclare qu’il a des aïeux de toutes les origines, mais surtout que « mon pays c’est 89 000 kilomètres carrés avec pour centre Benfica » (p.91), c’est-à-dire la superficie du Portugal métropolitain, le seul qu’il reconnaisse. Il dépasse de cette manière l’échelle individuelle pour rejoindre l’échelle nationale, et même internationale avec ses origines. Plus que l’espace, c’est aussi le temps que s’approprie le narrateur, et notamment un passé lointain, au moment de parler de sa « longue fatigue d’Européen qui a huit siècles d’Infantes sur le dos » (p.91) et qu’il veut soulager avec sa maîtresse Sofia.  Encore une fois, on identifie cette tendance fâcheuse du narrateur à sortir de l’Histoire le peuple angolais, mais c’est aussi un moyen de faire de lui-même le réceptacle d’une temporalité qui dépasse sa seule existence. Cette capacité à englober une temporalité plus large est également visible dans Au cœur des ténèbres, et surtout au début, avec l’analepse de Marlow. En s’imaginant être un jeune magistrat romain arrivant pour la première fois en Angleterre, encore inconquise, il dépasse sa condition d’Anglais du XIXème siècle, grâce à la ressemblance entre l’expérience supposée de ce jeune romain et la sienne au Congo.



        Vis-à-vis de la nature, laquelle fonctionne de manière cyclique, l’homme est vulnérable au sens où il est condamné à l’aspect rectiligne de son existence. C’est cette fatale finitude que les auteurs déjouent grâce à leur œuvre, lesquelles ne se soumettent pas à la linéarité du temps humain, mais la manipulent à leur guise, par des jeux d’analepses et de prolepses. En effet, Marlow, alors qu’il vient de narrer la mort du timonier, explique, dans une première prolepse, qu’il a toujours la voix de Kurtz en tête, bien qu’il ne l’ait toujours pas rencontré dans son récit ; la voix de Kurtz, et d’autres aussi, « jusqu’à la jeune fille elle-même » (p.213). Marlow fait référence ici à la fiancée de Kurtz, qui n’apparaît pourtant, dans la continuité du récit, qu’à la toute fin : Marlow ainsi fait fi des conventions de la diégèse, en anticipant les épisodes. On retrouve la même technique chez Simon, qui ne tient pas compte de l’ordre temporel des événements, comme lorsque, racontant dans une digression l’enfer vécu durant le voyage en train, il arrête la narration de cette manière : « Mais ils n’en étaient pas encore là » (p.227), et revient au moment où les soldats attendent paisiblement le train qui les emmènera. Ce procédé est encore visible lorsque le brigadier accompagne le colonel, et que c’est seulement « pensant plus tard » (p.287) qu’il comprend que le colonel utilisait son escorte pour préserver un semblant d’autorité et de solennité : le récit opère un télescopage soudain entre le moment raconté et le temps de l’écriture, quand le narrateur revient sur l’expérience pour tenter de la comprendre. Le narrateur du Cul de Judas est également capable de se projeter dans l’avenir, sans égard pour la cohérence temporelle, au point de dépasser sa propre existence, notamment au moment d’inviter son interlocutrice à rester chez lui jusqu’à ce que des « archéologues du futur » (p.153) les trouvent. À la technique de la prolepse répond celle de l’analepse, afin de compléter le dispositif temporel amovible des trois œuvres. Chez Conrad, c’est par exemple la manière dont Marlow décrit la navigation sur le fleuve : « La remontée de ce fleuve, c’était comme une remontée aux premiers commencements du monde » (p.153). Comme avec la projection dans le magistrat romain, Marlow se déplace à sa guise dans la chronologie, au point de toucher les débuts de l’humanité, sensation due à la présence quasi-nulle, et sans effet sur l’environnement, de l’homme dans cet endroit. Ce recul extrême dans le temps s’exprime aussi chez Lobo Antunes, quand le narrateur évoque la « machine à coudre préhistorique » (p.135) du soba, et remonte ainsi aux premiers temps de l’humanité, mais toujours par le biais d’une sortie de l’Histoire des individus angolais, ce qui est dommageable. La capacité à reculer dans le temps, et même au-delà de son existence, est illustrée chez Simon par tous les chapitres sur ses parents, et bien résumée dans le titre du chapitre VII : « 1982-1914 ».
  Dans les trois œuvres, les personnages sont capables de se déplacer dans le temps, car ils le contiennent. L’épigraphe de T.S. Elliot, qui inaugure L’Acacia¸ va dans ce sens en reliant dans une même perspective, le passé, le présent et le futur, ainsi que le titre du chapitre XI : « 1910-1914-1940… » et ses points de suspension. Cette intrication des temporalités dans l’homme est aussi exprimée dans Au cœur des ténèbres¸ alors que Marlow explique ceci : « L’esprit de l’homme est capable de tout – parce que tout y est contenu, tout le passé comme tout l’avenir » (p.161). L’homme est ainsi capable de naviguer dans le temps, notamment grâce à la mémoire, dans ce qui ressemble à la victoire proustienne du Temps retrouvé[1] ; comme Proust, c’est l’écriture qui offre cette liberté.


[1] On peut également évoquer la comparaison qu’opère le narrateur du Cul de Judas entre Henri le Navigateur et lui (voir p. de ce livre).

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