Le remords
Le mythe de Prométhée, dont le foie est dévoré chaque jour par
un aigle, peut être le symbole du remords, c’est-à-dire le souvenir du méfait
qui vient régulièrement ronger celui qui l’a commis. Conrad et Lobo Antunes
réactualisent le mythe, en ce que chacun ressort de son aventure marqué par un
traumatisme inguérissable. Pour le narrateur du Cul de Judas¸il s’agit du poids de la culpabilité, celle d’avoir
été trop lâche et égoïste pour se rebeller contre le régime salazariste :
[…] la peur, vous comprenez, me coupait le moindre geste de
révolte, mon égoïsme voulait retourner intact et vite […]et, néanmoins, […]
surgit en moi, aussi net qu’il y a huit ans, le souvenir de ma lâcheté et de ma
complaisance, que je croyais noyé pour toujours dans un tiroir perdu de ma
mémoire, et un espèce de, comment dirais-je, remords […] (p.151)
C’est l’impossibilité d’oublier ses fautes, et donc
l’impossible réconciliation avec soi-même qui provoque le malheur perpétuel du
narrateur, de sorte que l’écriture cherche en vain l’absolution dans la
confession. Dans le chapitre T, alors qu’il décrit ses ébats avec son interlocutrice,
il parle de la sensualité comme un « refuge impossible », car les
soldats qu’il a côtoyés
[…] se lèveront, de leurs cercueils de plomb, à l’intérieur
de moi, enveloppés dans des bandages sanguinolents qui s’envolent, exigeant de
moi, dans leurs lamentations résignées de morts, ce que je ne leur ai pas
donné, par peur : le cri de révolte […] (p.184)
Encore une fois, c’est l’absence de révolte de sa part
qui torture le narrateur, et l’image pathétique de ces morts sortant du tombeau
apparaît comme une image eschatologique, où les fantômes du regret viennent
demander des comptes à celui qui leur a failli. De même, Marlow est hanté par
les fantômes de son passé : « Et je les entendis – lui – la voix – sa
voix – d’autres voix – à eux tous ils n’étaient guère que des voix – et le
souvenir de ce temps lui-même s’attarde autour de moi » (p.213),
lesquelles voix sont à mettre en lien avec les « lamentations
résignées » des morts du Cul de
Judas¸ et qui sont à la fois les souvenirs traumatiques mais aussi les voix
de la conscience qui s’accuse elle-même. Dans un schéma similaire à celui de
Lobo Antunes, Marlow finit son récit sur la mise en relief du remords :
« Je restai pour rêver le cauchemar jusqu’au bout. […] Le mieux que l’on
puisse espérer est une certaine connaissance de soi – qui vient trop tard – et
une moisson de regrets inapaisables » (p.303). La mise en exergue chez les
deux auteurs de l’éternité du regret donne une nouvelle dimension au
récit : plus qu’un témoignage, c’est une tentative, infructueuse mais
toujours recommencée[1], de faire la paix avec
soi-même par la confession et l’absolution, de sorte que la nécessité de
retrouver une intégrité morale semble le moteur du récit lui-même.
Le récit peut
être critique des torts de la société, mais il n’épargne pas celui qui en est à
l’origine : il devient un moyen d’exorciser ses propres démons ;
malheureusement, l’efficacité de l’absolution reste mitigée.
La
référence littéraire : Dans le livre II des Confessions, Rousseau avoue avoir accusé une jeune servante,
Marion, du vol d’un ruban qu’il avait lui-même commis ; ruban dont il
comptait faire cadeau à cette dernière. À la fin de l’épisode, il explique ce
qui l’a poussé à se confesser : « Ce poids est donc resté jusqu'à ce
jour sans allégement sur ma conscience ; et je puis dire que le désir de
m'en délivrer en quelque sorte a beaucoup contribué à la résolution que j'ai
prise d'écrire mes confessions. » Il y a quelque chose du même ordre chez
Lobo Antunes et Conrad. C’est que les œuvres au programme se rattache par
certains aspects au genre autobiographique.
[1] S’adressant à son interlocutrice,
le narrateur du Cul de Judas lui
demande : « Laissez-moi oublier en vous regardant bien, ce que je
n’arrive pas à oublier : la violence meurtrière » (p.186)
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