L'écriture du souvenir


        Cette partie aurait pu figurer dans celle des parentés avec l’autobiographie, à la différence cependant que l’écriture du souvenir dans les œuvres au programme n’a pas la portée heuristique de l’écriture autobiographique. L’autobiographie cherche à comprendre la logique d’une existence tandis que les œuvres au programme considèrent les événements de la vie individuellement, sans partir de l’a priori d’une cohérence linéaire.



   L’activité mémorielle répond d’abord à l’impératif moral de rétablir la vérité quant aux événements, ou du moins rappeler les événements eux-mêmes pour rendre justice à ceux qui en ont été victimes. C’est le cas pour Le Cul de Judas, qui apparaît comme un témoignage visant à rectifier l’oubli volontaire de la guerre en Angola, et l’embarras qu’elle constitue, par la République des œillets. Au début du chapitre I, le narrateur s’insurge en effet contre cet état de fait : « Pourquoi diable ne parle-t-on pas de cela ? J’en arrive à penser que le million et demi d’hommes qui sont passés par l’Afrique n’ont jamais existé » (p.77). Le livre entier se présente alors comme une tentative de contrecarrer cette injustice, et trouve son aboutissement à sa toute fin, avec l’affirmation : « Nous avons passé vingt-sept mois ensemble dans le cul de Judas » (p.216), dans laquelle il faut remarquer la première personne du pluriel. Le narrateur, de ce point de vue, ne se fait pas seulement le témoin de sa seule expérience, mais de celle de tous les soldats. Dans le cas de Marlow, bien que le témoignage sur la réalité cruelle de la colonisation soit présent, le devoir de mémoire s’attache véritablement au personnage de Kurtz, dont il est dit : « je devais avoir le soin de veiller sur sa mémoire » (p.223). Pour Marlow, il s’agit de préserver le souvenir du véritable Kurtz, c’est-à-dire celui qui a découvert et expérimenté l’horreur de la colonisation et de l’homme, et non l’image de l’humaniste ambitieux colportée par l’entreprise et même la fiancée. En ce qui concerne L’Acacia¸ le devoir de mémoire n’est jamais explicité ni présenté comme un objectif, mais la structure entière du livre apparaît comme un témoignage visant à restaurer vis-à-vis de soi et des autres sa propre image et celle du père, notamment par la mise en évidence des carences de l’armée française pendant les deux guerres.


Les objets comme auxiliaires
  La première technique narrative pour faire le lien entre l’époque présente et l’époque remémorée est l’usage de l’objet ancien, lequel est une sorte de pont entre ces deux temporalités, et un témoin du temps passé. À plusieurs reprises, dans L’Acacia¸ les objets sont des catalyseurs du passé, propres à déclencher le processus mémoriel. C’est par exemple, dans le chapitre VII, intitulé « 1982-1914 », ce qui évoque déjà le principe de réminiscence, la description d’une pièce de la maison familiale où l’histoire veut qu’un parent officier se soit suicidé : « C’était comme si la maison […], la cheminée […] de marbre blanc […], le carré hexagonal, conservaient aussi […] la mémoire » (p.202). La mémoire n’est ainsi pas seulement le privilège des hommes mais aussi des objets ; dans une réflexion plus métapoétique, le statut du livre lui-même comme objet se teinte donc d’une valeur mémorielle : il suffit qu’un lecteur le lise pour réactualiser les souvenirs qu’il contient. Juste après ce passage, pour mieux marquer l’empreinte que laisse le souvenir sur les objets, Simon utilise la métaphore d’une boîte d’écrin gardant la forme des objets qu’on y a mis. C’est aussi le cas pour les babioles que la mère avait achetées lors du séjour à Madagascar, rangées dans des « boîtes qu’elle n’ouvrirait […] que dix ans plus tard, à la veille de mourir elle-même […] contemplant, d’un œil sec, vide, les émaux cloisonnés » (p.270). Les objets sont les artefacts d’une époque révolue, celle du bonheur conjugal pour la mère, et qui contiennent les souvenirs de cette époque pour celle qui en a été la protagoniste. Il s’agit ici d’une litote, où la description apparemment objective du visage de la mère contemplant ces objets est hautement pathétique, en ce qu’elle exprime une profonde nostalgie. Dans Le Cul de Judas, le rappel par les objets est rare, mais bouleversant : « Nous nous retrouvons parfois, atterrés et surpris dans des objets oubliés sur les étagères des armoires qui nous rappellent ce que nous avons été, avec une cruelle insistance » (p.57). La douleur du narrateur réside sûrement ici dans le fait que ces objets lui suscitent à l’esprit la personne qu’il était avant l’expérience traumatique de la guerre, ce qui lui fait ressentir plus fort encore la scission terrible entre ces deux moments de sa vie. Chez Conrad, l’objet ne revêt pas la même importance que chez Lobo Antunes et Simon, au sens où la mémoire est une affaire d’individu et d’introspection. De fait, les objets laissés par Kurtz sont dispersés, et ne sont pas du tout des artefacts de qui il était, le Kurtz véritable n’étant présent plus que dans le récit de Marlow.



        Il faut d’abord exclure de ce développement Au cœur des ténèbres, puisque toute l’œuvre est placée sous le signe du rêve et de l’incertitude, c’est-à-dire l’inconsistance du souvenir. Pour les deux autres auteurs, la fixation du souvenir est ponctuelle, et semble plus une tentative qu’une réussite. Chez Simon, la première façon de fixer le souvenir est la technique de la conglobation, c’est-à-dire une longue description qui reçoit son thème-titre à la fin. On peut prendre pour exemple la longue description, dans le chapitre VIII, du trajet à cheval du régiment du brigadier, plus précisément le moment où la lumière du matin éclaire peu à peu tous les aspects du paysage et de la troupe, et qui finit par « c’était le jour » (p.244). La conglobation permet de fixer le moment et la description dans un seul mot, de faire ce mot une véritable synthèse de ce lever de soleil, et de le graver ainsi dans la mémoire. Un autre moyen employé par Simon est la comparaison avec l’art. Outre la référence, il peut s’agir aussi de la comparaison avec la technicité des autres arts, par exemple la peinture, lorsqu’il est par exemple question, à la fin du chapitre IX relatant la cérémonie funéraire pour le père, du visage d’une vieille femme, recouvert par une « pellicule brillante comme un vernis » (p.272). Le vernis, qui est la substance avec laquelle on protège une toile, est ici une métaphore de l’écriture du souvenir, qui vient protéger le souvenir en lui donnant forme. Cet aspect de fixation n’apparaît que peu de fois dans Le Cul de Judas¸ mais on peut citer le départ du narrateur de Lisbonne, et l’attention, dans le souvenir ce moment, porté sur les visages de ceux qui sont restés sur le quai, « que le souvenir paralyse dans les attitudes de l’étonnement » (p.25). Ici, c’est explicitement le souvenir et donc son écriture, qui s’arrête sur un moment donné, pour le fixer, à la manière d’une photographie. Toutefois, chez Lobo Antunes, c’est plutôt l’évanescence qui domine.


Irréalité et inaccessibilité du souvenir
  
        Pour montrer comment le souvenir, malgré la tentative de fixation, échappe au narrateur du Cul de Judas¸ il suffit d’écouter ce qu’il dit lui-même à propos de cette tentative, lorsqu’il essaie de peindre le lieu où il a vécu en Angola :

[…] j’essaye désespérément de fixer, en cette matinée de janvier lavée par la pluie de la nuit, immergée dans une clarté excessive qui dissout les contours et noie dans la lumière sans pitié les sentiments délicats ou trop fragiles, j’essaye désespérément, disais-je, de fixer le décor où j’ai habité pendant tant de mois (p.135)

La réminiscence est un double échec : celui de rendre précisément le « décor », car la distance du souvenir le brouille, et celui de l’introspection, puisque le narrateur est incapable de déterminer vraiment ses « sentiments » d’alors, dans une métaphore assez inhabituelle, celle de la lumière aveuglante là où on attendrait l’obscurité. D’un point de vue symbolique, cette lumière aveuglante permet peut-être de rapprocher le parcours narratif du narrateur, comme tentative de salvation, au chemin de Damas de Saint-Paul. Mais les souvenirs, même heureux, restent inaccessibles pour le narrateur ; de fait, son mariage n’est plus qu’un « souvenir confus et ardent, les pleurs sur les autels, et les larmes de ma famille » (p.82). Outre la métaphore lumineuse encore (« ardent »), la succession de groupes nominaux, sans lien entre eux, exprime l’incomplétude du souvenir, apparaissant seulement sous la forme de bribes, d’impressions. Cette impossibilité est d’ailleurs à l’origine de la souffrance du narrateur en Angola, en ce qu’il ne peut se consoler de l’horreur environnante par les images de sa famille : « Le fait est que, à mesure que Lisbonne s’éloignait de moi, mon pays, vous comprenez ? devenait irréel, mon pays, ma maison, ma fille aux yeux clairs » (p.106). L’éloignement spatial et temporel, qui se répercute dans la mémoire, provoque la sensation d’irréalité, même pour les choses les plus familières et aimées. Dans le cas de Marlow, c’est l’environnement étrange qui empêche la réminiscence, au sens où les alentours sont tellement différents de ce dont la mémoire se souvient, que le doute ne concerne pas la réalité, mais les souvenirs eux-mêmes : « Il y avait des moments où le passé vous revenait, comme il arrive parfois quand on n’a pas un moment de libre pour soi-même ; mais il revenait sous la forme d’un rêve agité et bruyant, que l’on se rappelait avec incrédulité » (p.151). La réminiscence, et donc l’introspection, traditionnellement le refuge le plus sûr face à l’incertitude du monde, devient pour Marlow le lieu le plus incertain. S’opposant au cartésianisme, le doute n’est plus dehors, mais à l’intérieur. Dans L’Acacia¸ l’inaccessibilité du souvenir résulte de l’impossibilité de revivre la sensation ; alors qu’il raconte à une prostituée sa fuite en cheval, il rencontre l’obstacle de l’éloignement temporel : « essayant de se rappeler (mais c’était déjà impossible, d’être à nouveau comme il avait été, sur ce cheval trop grand » (p.296). Finalement, le souvenir est moins présent dans la mémoire que dans la perpétuation de ses effets dans le présent.



     Il faut en effet, dans les œuvres, aller chercher le souvenir non pas dans le passé, mais dans le présent des personnages ; c’est par exemple le cas des nièces de la mère du brigadier, que le narrateur interroge a posteriori¸ et pour qui le souvenir de l’annonce de la mort du père est toujours vivant : « la phrase que soixante-huit ans plus tard celles qui jouaient alors dans l’eau semblaient encore entendre » (pp.205-206). Le souvenir de la mort du père n’est ainsi pas cloisonné à sa réalisation passée, mais trouve un prolongement dans le présent. De fait, le souvenir se caractérise par sa capacité à ressurgir dans le présent des personnages, comme le voyage en Europe que le brigadier se remémore au récit d’enfance d’un de ses compagnons de guerre : « et il pouvait se rappeler : Berlin » (p.221). La jeunesse de ce compagnon de guerre rappelle au brigadier sa propre jeunesse, un peu à la manière de la mémoire involontaire de Proust. Chez Lobo Antunes, la force du souvenir dans le présent prend une tournure plus pathétique, en ce qu’elle marque l’impossibilité pour le narrateur de se libérer des souvenirs douloureux. Il explique ainsi à quel point c’est bizarre, pour lui, de parler de la guerre avec son interlocutrice pendant l’acte charnel : « Si bizarre, vous entendez, que je me demande parfois si la guerre est vraiment terminée ou si elle continue encore, quelque part dans moi » (pp.180-181). Le souvenir de la guerre, et donc la guerre elle-même, sont encore présents pour le narrateur et continuent à infuser sa réalité, même dans les aspects qui pourtant s’en éloignent le plus. C’est là que réside la tragédie pour le narrateur, celle d’être condamné à vivre éternellement en compagnie de ses souvenirs : « D’une certaine manière, nous serons toujours en Angola », et, parlant de la guerre : « Elle est ici […] Elle est en vous » (pp.193-194)[3]. La force du souvenir, c’est donc sa capacité non pas à acertainer l’individu quant à son existence, mais à se perpétuer dans sa réalité présente. On retrouve le même phénomène dans Au cœur des ténèbres, à savoir l’irruption du souvenir dans le présent : c’est d’abord le souvenir de Kurtz qui accompagne Marlow lors de sa visite chez la fiancée du susnommé : « Il me parut que cette vision entrait avec moi dans la maison » (p.317), à savoir la vision de Kurtz en civière au milieu de la jungle. Mais c’est surtout la fin du livre qui est signifiante à cet égard ; de retour au point de vue premier, celui du matelot accompagnant Marlow, la Tamise soudain « paraissait mener jusqu’au cœur d’immenses ténèbres » (p.333). De fait, Marlow avec son récit a réactualisé les ténèbres qu’il comportait[4], et les a transposées dans la réalité présente.



       L’irruption du souvenir dans le présent se marque textuellement par un jeu de répétition entre les moments appartenant à la réminiscence et ceux relevant de la contemporanéité du récit. Ainsi se crée une mémoire textuelle, qui n’implique plus seulement les personnages, mais aussi le lecteur. Dans le chapitre III, tandis que le narrateur retrace le parcours du père, il se place du point de vue des deux tantes, quelques années après l’intégration du père à Saint-Cyr : « Des années avaient alors passé et sans doute l’affaire (l’accident, les visites à l’hôpital, le tournant pris) était-elle oubliée (ou du moins tacitement rayée de leurs conversations, sinon de leur mémoire » (pp.71-72). Si l’épisode a disparu de la mémoire des tantes, il est au contraire bien présent dans la mémoire du lecteur : chaque mot (« l’accident, les visites à l’hôpital, le tournant pris ») fait référence à des événements narrés quelques pages avant, à savoir la chute à cheval du père et la jambe cassée, l’impossibilité de se présenter alors au concours de Polytechnique et la reconversion vers Saint-Cyr, et suffit au lecteur pour se remémorer tout cela. Les jeux d’écho se développent ainsi à l’échelle de l’œuvre entière, et l’on peut prendre pour exemple, dans le chapitre XI, une photo contemplée par un « gamin », où « on peut voir le visage d’un homme à la barbe carrée, aux moustaches en crocs, au regard hardi et gai, surmonté d’un képi » (p.324). Ce gamin, c’est à coup sûr le brigadier enfant, contemplant sans le savoir une photo de son père ; mais si ce visage est inconnu pour l’enfant, il ne l’est pas pour le lecteur, qui se souvient de la description, plus tôt dans le même chapitre, du père, dans les mêmes mots : « l’homme à la barbe carrée » (p.306) ; barbe carrée qu’on retrouve déjà dans le chapitre III, et la description du cadavre du père « C’était un homme d’assez grande taille […] à la barbe carrée » (p.60). Grâce au jeu d’écho, la mémoire textuelle du lecteur est convoquée face à cette photo, et lui permet d’identifier l’individu qu’elle représente. Dans Le Cul de Judas, on relève également plusieurs jeux d’échos, notamment celui de la maison familiale, qui apparaît dans le chapitre X : « Et je me rappelle, ému et interdit, la maison d’Algarve entourée de grillons et de figuiers » (p.207). Mais le narrateur n’est pas le seul à se souvenir de la maison, le lecteur aussi, plus précisément du jardin et de ses figuiers, puisqu’il avait pu lire, dans le chapitre S, le souvenir de « la voix de mon chien mort il y a très longtemps et qui flaire le figuier du jardin » (p.168). Le narrateur implique alors le lecteur dans sa propre mémoire, et donc la mémoire du texte, lorsqu’il lui dit, en reparlant du « Putain » proféré par un infirmier lors d’une embuscade déjà racontée : « vous vous rappelez » (p.150). Au cœur des ténèbres développe également une mémoire textuelle par la reprise de motifs, notamment celui des tricoteuses du bureau de la Compagnie à Bruxelles, qui ressurgit alors que Marlow recherche Kurtz qui s’est enfui dans la forêt : « J’eus quelques pensées idiotes. La vieille tricoteuse au chat s’imposait à ma mémoire » (p.283). Par la mention de la tricoteuse, c’est également à la mémoire du lecteur qu’elle s’impose.
  Dans les œuvres au programme, on assiste à la création d’une mémoire textuelle qui permet de transcender les déficits de la réminiscence individuelle, en impliquant le lecteur par des références mémorielles, lesquelles sont enclenchées par de simples mots. Les personnages ont tellement besoin de cet élargissement vers le lecteur, que la connivence mémorielle est parfois forcée. Dans Le Cul de Judas¸ c’est par exemple le « vous souvenez-vous » du zoo (p.16), alors qu’il est fort probable que la plupart des lecteurs n’aient pas cette référence ; en ce qui concerne Marlow, il s’agit de l’introduction de son récit : « je venais à cette époque-là, vous vous en souvenez, de rentrer de Londres » (p.41), qui suppose une mémoire, mais seulement celle des accompagnateurs de Marlow, qui ont l’habitude d’entendre ses histoires, et non celle du lecteur. Cette connivence forcée est peut-être une façon de se délester du poids du traumatisme, en le partageant avec le public.
La référence critique : - « Un ouvrage d’esprit est naturellement allusif […] c’est pourquoi il ne faut pas tant écrire : il y a des mots clés » (Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?¸ op.cit., p.76)
  Que ce soit la mémoire individuelle ou la mémoire partagée, le fait de pouvoir naviguer entre les différentes strates temporelles est le signe d’une certaine liberté des auteurs vis-à-vis de la contrainte temporelle.



[3] Voir aussi l'article sur le remords
[4] Voir p.211, p..305, p.317 entre autres.

Commentaires

Articles les plus consultés