La musique du livre


              Si le cinéma, comme l’explique la citation de Sartre, provoque un sentiment d’absolu par la concordance entre la musique et l’image, la musique dans les œuvres se caractérise au contraire par une sorte de dissonance vis-à-vis du vécu des personnages. La musique accompagne le récit, mais lui semble indifférente, comme une deuxième mélodie, distincte de celle de l’écriture. De fait, le narrateur du Cul de Judas s’éloigne de Lisbonne depuis son bateau qui l’emmène en Angola « dans un tourbillon de plus en plus faible de marches militaires dans les accords desquelles tournoyaient les visages tragiques » (p.25) ; dissonance entre d’une part le tragique de la situation et, d’autre part, la solennité plutôt enjouée de la marche militaire[1]. La musique est très présente lors de ce moment du départ, avec la mention ensuite de « Lisbonne qui se noyait dans un ultime soupir d’hymne » (p.26), encore une fois marquée par le contraste entre la nature de l’hymne qui est un chant de célébration et la tristesse du départ, connotée par l’usage du substantif « soupir ». On retrouve le même phénomène avec la Quatrième Symphonie de Beethoven jouée en permanence par le lecteur-cassette du sous-lieutenant : « « Le lecteur de cassettes du sous-lieutenant Eleutério jouait la Quatrième Symphonie de Beethoven et c’était comme si la musique résonnait à une fenêtre déserte, […] une musique qui se prolongerait en écho d’elle-même » (p.115). Se déploie ici l’hermétisme entre la réalité et l’art, le séjour en Angola n’a rien de la cohérence, de la construction artistique parfaite qui régit la Quatrième Symphonie de Beethoven, d’ailleurs réputée pour sa douceur, de sorte que le cours des événements et la cours de la musique suivent deux trajectoires distinctes. Chez Simon, la présence de la musique est rare, mais, lorsqu’elle se fait entendre, elle prend un aspect similaire à celui de Lobo Antunes, à savoir qu’elle n’est pas en phase avec la réalité, et que l’indifférence règne réciproquement entre elle et le monde. En effet, à la fin du chapitre XI, le lecteur assiste à la description de musiciens qui jouent sans s’arrêter et qui restent imperturbables face à la foule : « Indifférents aux spectateurs, leurs yeux toujours mi-clos, sombres, farouches, leurs têtes dodelinantes rejetées en arrière, les musiciens continuent de jouer » (p.330). Comme dans Le Cul de Judas, Simon installe une impossible conciliation entre la musique, c’est-à-dire une œuvre linéaire, progressive, avec sa conception de la littérature, laquelle opère des va-et-vient dans le temps, tels qu’en opère aussi Lobo Antunes. Puisqu’elles n’évoluent pas sur le même plan, la musique et la réalité, du moins celle qui est perçue et donc écrite par Lobo Antunes et Simon, ne peuvent pas se rejoindre. Dans le cas de Conrad, Marlow expérimente aussi l’étrangeté vis-à-vis de la musique, mais la conclusion diffère des deux autres auteurs. Il est d’abord, comme eux, en désynchronisation avec le son des tam-tams :

À la nuit parfois, le roulement des tambours derrière le rideau des arbres remontait le fleuve et continuait de planer faiblement […]. S’il était signe de guerre, de paix ou de prière, nous étions incapables de le dire.[2] (p.159)

La description du son des tambours le rend presque immatériel, ce qui entre en cohérence avec son caractère incompréhensible : Marlow et ses compagnons sont dans l’incapacité d’établir une cohésion entre ce qu’il voit, la descente du fleuve, et ce son qui les accompagne, de même que la Quatrième Symphonie de Beethoven résonne sur elle-même dans le Cul de Judas et n’atteint pas la réalité des soldats. Mais, au fur et à mesure que Marlow avance, il entre en phase avec son environnement, au point de confondre « le battement du tam-tam avec les pulsations de mon cœur, et m’être réjoui de sa paisible régularité » (p.283). Les tam-tams qui autrefois étaient effrayants deviennent facteur de stabilité, comme Kurtz, Marlow s’assimile à la forêt : la colocation entre l’être et la musique signifie l’adhésion réussie au monde, ce qui n’est pas le cas chez les deux autres auteurs.
La musique est habituellement un facteur de cohérence dans une œuvre, ou bien par elle-même : chez nos auteurs, elle est à ce titre présente pour montrer l’absence de cohérence dans la réalité et l’impossible jonction entre la pureté, la perfection musicale et la désagrégation qui caractérise le réel.
La référence littéraire : le leitmotiv de la sonate de Vinteuil dans À la recherche du temps perdu de Proust, qui accompagne la vocation d’écrivain du narrateur, laquelle détermine toute l’œuvre ; technique narrative dont se détachent les auteurs, et, en particulier, Simon et Lobo Antunes.


[1] Pour le tragique, voir également les « échos tragiques » (p.137) de la toux du narrateur, ainsi que la « farce tragique et ridicule de [sa] vie » (p.205), qu’il convient de relier à « l’ombre tragique familière, ressemblant dans cette attitude à une autre, non moins tragique » (p.329) que Marlow voit dans la fiancée de Kurtz, et pour l’autre, dans la femme indigène qui avait vu partir avec douleur le bateau emmenant Kurtz, les deux femmes étant victimes du destin de Kurtz.
[2] Voir aussi p.93.

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