La critique de la propagande
La propagande est l’un
des principaux biais avec lequel le pouvoir manipule la population, comme le
laissait entrevoir le dernier exemple de Conrad ; mais la propagande
proprement dite, à savoir la systématisation d’un discours et d’images en
faveur de la propagation d’une idéologie, prend vraiment naissance lors des
deux conflits mondiaux du vingtième siècle. De fait, Simon fait part de la
propagande qui accompagne la seconde guerre mondiale, d’abord dans les
journaux, qui reprennent systématiquement toujours les mêmes titres, comme en
témoigne
[…] un journal du jour (à quelques variantes près, ils
portaient tous le même titre en lettres énormes (les titres qui étaient en
quelque sorte une dilatation typographique de mots que les journaux avaient déjà
imprimés, ou plutôt que postulait l’ensemble des mots imprimés par les journaux
(mais en caractère plus petits) déjà depuis plusieurs semaines – en fait depuis
plusieurs mois – en fait, depuis plusieurs années) (p.156)
On voit bien ici comment la réalité profuse de la guerre est
réduite et systématisée par la propagation, dans la presse, de mêmes mots, de
sorte à instaurer chez les lecteurs une vision unifiée et conforme des
événements. La propagande colporte également des représentations parmi les
soldats, lesquelles sont détruites face à la réalité des combats, comme en
témoigne le chapitre II, parlant du régiment du brigadier
[…] précipités dans quelque chose qui ne ressemblait à rien
de ce à quoi ils […] avaient pu s’attendre […] : ils avaient comme tout le
monde entendu parler d’unités, de régiments ou même de divisions
sacrifiés […] ; et au début ils le crurent, pensant seulement :
« Voilà ! Pas de veine. Il a fallu que ce soit nous […] (p.38)
Il s’agit ici de l’image du bataillon sacrifié, mais,
en conséquence, la fausse idée, diffusée par la propagande, « ils avaient
comme tout le monde entendu parler », que seuls quelques-uns y passeront,
et que le reste survivra, ce que l’expérience vient infirmer :
l’expérience de la violence extrême n’est pas l’exception, mais la norme. On
retrouve de pareilles démystifications chez Lobo Antunes, mais dans un ton plus
acerbe et ironique, lorsqu’il est par exemple question du « spectre de
Salazar [qui] faisait planer sur les calvities les pieuses petites flammes du
Saint-Esprit corporatif qui nous sauverait de l’idée ténébreuse de
socialisme » (p.18). Se développe dans cette phrase un concentré satirique
de la propagande salazariste politique et religion, notamment dans sa reprise
de l’opposition très usitée dans le Nouveau Testament entre la lumière et
l’obscurité, les « petites flammes » face à « l’idée
ténébreuse ». La charge satirique et ironique porte alors sur la mention
des « calvities » qui viennent dégrader tout cette charpente
intellectuelle propagandiste en ramenant ceux qui en sont les réceptacles à une
réalité corporelle dépréciative[1]. Mais la propagande ne
concerne pas seulement le régime salazariste, et la République des œillets se
trouve entachée de la même tare, dans sa cécité volontaire vis-à-vis du passé
du Portugal, et notamment la guerre en Angola à laquelle a participé le
narrateur : « Tout est réel, sauf la guerre, qui n’a jamais
existé : il n’y a jamais eu de colonie, ni de fascisme, ni de
Salazar » (p.216). On sent ici l’ironie amère du narrateur qui, victime du
régime salazariste, devient également victime du nouveau régime, car oublié de
celui-ci. Le narrateur lui-même, dans une formule lapidaire, se pose comme
proie de la propagande : « on m’a policé l’esprit » (p.40),
critiquant par ce biais l’instrumentalisation de l’enfance, nourrie des mythes
mensongers de l’état salazariste.
Simon et Lobo Antunes confèrent une valeur
politique à l’écriture ; non pas politique au sens restreint d’engagement
dans un parti, mais dans une volonté de combattre les mensonges et la
manipulation du langage par les autorités. La littérature va alors s’attarder à
démystifier le public des manipulations que lui ont infligé les médias et la
communication publique.
[1] Au sujet de l’asservissement du
religieux au politique, voir également la page 24, qui est étudiée à la page de
cet ouvrage.
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