La tentative de médiation par l'art
Comme le langage est défectueux pour exprimer l’expérience, les
trois auteurs emploient la référence artistique pour mieux décrire leur
situation, de sorte que le lecteur nourri des mêmes connaissances puisse se faire
l’image juste des choses. Chez Conrad, les allusions sont rares mais hautement
signifiantes. Parmi celles-ci, la description des deux vieilles qui précèdent
le bureau de l’employeur de Marlow à Bruxelles est particulièrement
dense :
Souvent, tout là-bas, je songeai à ces deux gardiennes de la
porte des ténèbres, tricotant de la laine noire, comme pour envelopper
chaudement un cercueil […]. Ave !
vieille tricoteuse de laine noire. Morituri
te salutant. (p.55)
Ces deux
vieilles sont une référence aux Parques, les divinités tisserandes de la
mythologie grecque et romain, mais aussi aux sœurs fatidiques de Macbeth, et
aux tricoteuses du Conte des deux villes de
Dickens : l’activité de tricoter renvoie d’ailleurs au destin, et la
noirceur des coutures de ces vieilles annonce les ténèbres que va rencontrer
Marlow. Plus tard, alors que Marlow va se réfugier dans un bosquet pour
échapper aux conditions de travail terrifiantes des indigènes, il assiste à une
scène plus terrible encore : « à peine y fus-je entré qu’il me sembla
que j’avais porté mes pas dans le cercle ténébreux de quelque Inferno » (p.79), allusion à la Divine Comédie de Dante, et qui entre en
réseau avec les deux vieilles, par l’évocation du thème de la catabase. Dans L’Acacia, les références sont plutôt
picturales ou sculpturales, parmi lesquelles on peut par exemple citer la
description du capitaine du régiment du brigadier, « le géant, l’espèce de
lansquenet, de reître sorti tout droit […] d’un tableau de Cranach ou de
Durër » (p.43). Une autre allusion intéressante, car ténue et inventée par
l’auteur, consiste en la « cassandresque persévérance » (p.48) avec
laquelle on annonce l’arrivée des Allemands à la fin du chapitre II.
L’adjectif, de l’invention de Simon, évoque la figure mythologique de
Cassandre, condamnée à proférer des prédictions vraies, mais jamais crues des
autres, et, à la manière de Conrad, également la célèbre muse de Ronsard. Chez
Lobo Antunes, la référence artistique est presque systématique, et très
éclectique : elle passe de Proust[1], à Tintin (p.46),
Rembrandt (p.56), Beckett[2], ou encore la
retranscription complète d’une chanson de Paul Simon (pp.63-64) parmi beaucoup
d’autres. On peut en extraire une en particulier, qui montre comment la
référence au texte littéraire permet de modeler à la fois sa propre écriture et
la réalité. Ainsi, lorsque le narrateur, en transit avant de retourner au
combat, passe une nuit avec une hôtesse de l’air, il voit sur le lit « un
livre de poèmes d’Eluard » qui « est venu promettre, brusquement, un
horizon de douceurs insoupçonnées et fragiles chez cette amazone
violente » (p.109). Se déploie ici une double intertextualité, celle de la
figure mythique de l’amazone, et celle d’Eluard. Mais la référence ne se
contente pas d’apparaître, et influe la vision du narrateur, et donc son
écriture ; en effet, on voit se dessiner peut-être une référence au plus
célèbre poème d’Eluard, « La courbe de tes yeux » : « La
courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur, / Un rond de danse et de
douceur », laquelle douceur se transfère sur la jeune femme et crée un
moment de tendresse au milieu du pathétisme de la scène[3].
Pour résumer les références qui parcourent les œuvres
de Simon et Lobo Antunes, on peut évoquer l’image du musée, présente chez les
deux auteurs, c’est-à-dire une sorte de réservoir artistique dans lequel vont
piocher les écrivains pour établir des liens avec leur propre situation. Chez
Simon, le musée revient plusieurs fois, d’abord au moment de décrire le visage
du Mexicain qui avait accompagné le brigadier lors de son tour d’Europe, avant
la guerre : « un visage de dieu endormi […] qui plus que jamais
ressemblait à une de ces terres cuites que l’on voit dans ces musées » (p.179)
ou encore le soldat italien de son régiment, « un garçon d’une taille
normale, au visage de condottiere ou de spadassin, sorti tout droit du cadre
d’un tableau de musée » (p.219). Dans les deux cas, l’approximation de
l’allusion est signifiante puisqu’elle permet d’identifier le musée à la
mémoire du narrateur, qui fonctionne par analogie entre ses souvenirs d’œuvres
et ses souvenirs de guerre. Pareillement, Lobo Antunes parle de son
« Musée Grévin intérieur » (p.65), c’est-à-dire l’ensemble des œuvres
connues qu’il déploie à de nombreuses reprises pour mieux exprimer sa réalité,
ou du moins la rendre acceptable.
L’usage de
l’allusion artistique permet aux personnages d’appréhender la réalité ; en
l’abordant avec les mots, les peintures ou la musique des autres, ils peuvent
mettre à distance le traumatisme et trouver un moyen de l’exprimer à l’égard
des autres. Mais il faut rester circonspect sur l’efficacité de cette démarche,
en ce que le détour par l’art pour parler de la réalité implique une
falsification[4].
Références
critique et littéraire :
-
Pour le
musée : Le Musée Imaginaire de Malraux
-
« le
péché d’idolâtrie » identifié par Proust, qui consiste en la projection de
l’œuvre littéraire dans la réalité, ce qui a pour effet de falsifier aussi bien
l’une que l’autre.
[1] P.19. C’est une référence
intéressant car elle montre comment l’allusion vient infuser le reste du texte,
puisqu’il est question, à côté de Proust, d’une
« Une pendule inlocalisable perdue » ainsi que de
« chambres raides et humides où le cadavre de Proust flottait encore,
éparpillant dans l’air raréfié un relent usé d’enfance », la pendule perdue
renvoyant au titre de l’œuvre de Proust, et la multiplication des chambres au
début de la Recherche, où le
narrateur parle de toutes les chambres dans lesquelles il a dormi.
[2] P.62. Encore une allusion
intéressante, en ce qu’elle surgit en plein milieu d’une embuscade :
« Je me suis trouvé tel un personnage de Beckett dans l’attente d’une
grenade mortier venue d’un Godot rédempteur » : en plus de souligner
l’absurde de la violence guerrière, la référence permet ici d’alléger l’horreur
de la réalité.
[3] En considérant que le narrateur
vient de laisser sa femme, et qu’il se retrouve impuissant face à cette
amazone.
[4] Rappelons-nous la critique
qu’opère Simon vis-à-vis de la falsification du récit de la mort de son père,
produite par une contamination des références artistiques (p.326).
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